Entretien avec Leïla Shahid

« Ce qui sauve la Palestine de la tentative d’effacement, c’est notre résistance culturelle »

Illustration : Maisara Baroud

Les bom­bar­de­ments israé­liens à Gaza ciblent aus­si la culture. En plus de pro­vo­quer la mort de dizaines de mil­liers de civils et la des­truc­tion de leurs habi­ta­tions, les bombes réduisent aus­si en pous­sière le riche patri­moine archi­tec­tu­ral de cette ville antique, ain­si que tous les lieux où la culture peut se déve­lop­per : centres cultu­rels, biblio­thèques, uni­ver­si­tés, etc. De nom­breuses figures cultu­relles pales­ti­niennes ont aus­si déli­bé­ré­ment été prises pour cible et tuées par l’armée israé­lienne. Nous avons deman­dé à Leï­la Sha­hid, ancienne délé­guée géné­rale de Pales­tine en France et à Bruxelles, son avis sur ces des­truc­tions qui n’ont aucune valeur mili­taire et qui s’inscrivent dans un pro­jet de des­truc­tion de la Pales­tine et de son peuple beau­coup plus large. Et éga­le­ment de nous éclai­rer sur la manière dont la résis­tance cultu­relle peut faire face à toutes les ten­ta­tives d’effacement.

[Entretien réalisé les 17 et 18 septembre 2024]

Il y a 10 ans, lors de notre dernier entretien, vous disiez de Gaza : « On veut en faire un genre d’Atlantide qu’on espère voir un jour sombrer dans la mer ». Bombardée massivement depuis presque un an par l’armée israélienne, Gaza est-elle aujourd’hui en train de sombrer ?

C’était le rêve de l’ancien pre­mier ministre israé­lien Itz­hak Rabin qui espé­rait, je cite, « voir som­brer Gaza dans la Médi­ter­ra­née ». Pour­quoi tant de crainte quant à ce ter­ri­toire ? Parce que Gaza a tou­jours été le ber­ceau et le cœur bat­tant de la révo­lu­tion pales­ti­nienne. Elle est peu­plée prin­ci­pa­le­ment de réfu­giés issus des alen­tours, de tous ces vil­lages dyna­mi­tés par les Israé­liens en 1948 du Ghi­laf Gaza qu’on nomme aujourd’hui l’« enve­loppe de Gaza », et qui se trouvent à pré­sent en Israël. Or, ce sont pré­ci­sé­ment les réfu­giés qui mènent toutes les luttes en Pales­tine. La révo­lu­tion pales­ti­nienne n’est pas une révo­lu­tion d’intellectuels ou de la petite bour­geoi­sie. Elle émane des 700.000 per­sonnes qu’on a mises à la porte en 1948 — 530 vil­lages ont été tota­le­ment anni­hi­lés — et qui sont aujourd’hui six mil­lions ! En Pales­tine, la révo­lu­tion est tou­jours ini­tiée depuis les camps de réfu­giés. Des réfu­giés qui pour la plu­part sont des pay­sans arra­chés à leur terre et qui conservent un atta­che­ment vis­cé­ral à celle-ci : ils résistent donc avec toutes leurs tripes. Israël a bien com­pris que c’est de Gaza la révo­lu­tion­naire, la plus mili­tante, la plus misé­rable aus­si, que pro­vien­dra l’étincelle. Et que revien­dra tou­jours la rébellion.

Faire som­brer Gaza, c’est mal­heu­reu­se­ment ce qu’ils mettent en pra­tique aujourd’hui. Tout semble indi­quer qu’ils pré­parent le retour des colo­nies et son annexion à Israël en sui­vant les direc­tives des plus ultras des sio­nistes reli­gieux supré­ma­cistes juifs qui font par­tie du gou­ver­ne­ment actuel comme Beza­lel Smo­trich ou Ita­mar Ben-Gvir. C’est comme ça qu’il faut com­prendre les expul­sions de la popu­la­tion bal­lo­tée de « zones sûres » en « zones sûres » (et pour­tant bom­bar­dées) autant que les des­truc­tions sys­té­ma­tiques d’infrastructures. Car ils détruisent tout. Hôpi­taux, écoles et cime­tières… Ils ont même arra­ché les fils élec­triques et retour­né les égouts, ce qui cause une épi­dé­mie de polio car les gens vivent lit­té­ra­le­ment dans les excré­ments. On est bien au-delà de la des­truc­tion des tun­nels et l’élimination de mili­tants du Hamas. Ils sont tout sim­ple­ment en train de se débar­ras­ser de la popu­la­tion et de réamé­na­ger l’espace en vue de l’annexer et de le rebâ­tir pour eux.

D’autant que c’est un espace stra­té­gi­que­ment impor­tant qui com­mu­nique avec l’Égypte, qui donne direc­te­ment sur la Médi­ter­ra­née, Chypre notam­ment. Ça pour­rait donc être l’occasion pour Israël d’ouvrir un port qui per­met­trait de com­mer­cer avec toute l’Europe et jusqu’aux Etats-Unis. Mais aus­si de s’approprier les gise­ments sous-marins de gaz et de pétrole pré­sents dans les eaux ter­ri­to­riales palestiniennes.

On est donc loin de la guerre de « ven­geance », de la « puni­tion » que Neta­nya­hou met en avant suite au 7 octobre — et qui joue sur le sen­ti­ment des Israé­liens bou­le­ver­sés, à rai­son, par l’horreur et la bar­ba­rie de ces attaques -, mais plu­tôt dans le cadre d’une stra­té­gie d’extension de l’occupation et de la colo­ni­sa­tion qui pro­fite de ce sen­ti­ment de colère après le 7 octobre.

Le vrai but de cette guerre, c’est donc de faire fuir ses habitants et d’y faire revenir les colonies ?

Ben-vir, Smo­trich et Neta­nya­hou, por­tés par une idéo­lo­gie supré­ma­ciste, natio­na­liste et raciste affir­mant que cette terre n’appartient qu’au peuple juif, sont per­sua­dés qu’ils vont réus­sir à mettre à la porte une grande majo­ri­té des habi­tants de Gaza et récu­pé­rer ce ter­ri­toire. Et pas que Gaza d’ailleurs. Leur obses­sion, c’est de faire par­tir le plus grand nombre de Pales­ti­niens pour que tout le pays soit uni­que­ment peu­plé par des Juifs. En 2018, le gou­ver­ne­ment israé­lien a fait voter la « loi de l’État-nation » à la Knes­set disant que le seul peuple qui a le droit à l’autodétermination en Israël, c’est le peuple juif. Il faut rap­pe­ler que 20 % des citoyens israé­liens ne sont pas juifs. Quid des 2,1 mil­lions de Pales­ti­niens d’Israël qui vivent donc dans une situa­tion d’Apartheid de fait ? Ils n’ont qu’à s’en aller disent-ils… Israël s’attaque aus­si aux camps de réfu­giés en Cis­jor­da­nie comme Jénine, Tul­ka­rem ou Bala­ta pour qu’ils partent.

S’ils veulent un État, disent les supré­ma­cistes israé­liens, qu’ils aillent le faire de l’autre côté du Jour­dain ! Et après, ils vont recréer sur ces ter­ri­toires de nou­velles colo­nies. Car la colo­ni­sa­tion, c’est l’arme d’appropriation de la terre. Jéru­sa­lem-Est est déjà qua­si­ment entiè­re­ment colo­ni­sée par exemple. Ce qu’Ilan Pap­pé appelle « le plus grand net­toyage eth­nique du siècle » ne se limite pas au moment de la Nak­ba en 1948, il se pour­suit jusqu’à aujourd’hui.

Avant la guerre, Gaza contenait non seulement des joyaux architecturaux propres aux villes antiques, mais elle était aussi un lieu de création contemporaine palestinienne foisonnant. Pouvez-vous nous en parler ?

Il faut se rendre compte que le pas­sé et le patri­moine de Gaza sont presque plus riches que celui de Jéru­sa­lem et de Cis­jor­da­nie avec des ves­tiges qui datent de l’âge de Bronze et de nom­breux sites his­to­riques musul­mans ou byzan­tins qu’avait remar­qua­ble­ment décrits Jean-Pierre Filiu dans son His­toire de Gaza. C’était une ville très sophis­ti­quée, un point focal entre l’Afrique du Nord, Istan­bul, Pétra et sur le che­min du com­merce des épices ou de vins… Tout a été bom­bar­dé : les mosaïques, les palais, les églises, les mos­quées, les sites archéo­lo­giques fouillés par l’École biblique et archéo­lo­gique fran­çaise de Jérusalem…

J’ai tel­le­ment aimé Gaza. Chaque fois que je pas­sais en Pales­tine, mon pre­mier réflexe était de m’y rendre car c’est un espace extrê­me­ment riche en culture. J’adorais sen­tir l’énergie et le bouillon­ne­ment créa­tif qui s’y pro­dui­sait. C’était un hub, un lieu très pro­duc­tif en matière non maté­rielle lit­té­raire, jour­na­lis­tique, artis­tique, musi­cale, ciné­ma­to­gra­phique… Les Fran­çais vont d’ailleurs rapi­de­ment y ouvrir un ins­ti­tut cultu­rel très actif. Évi­dem­ment, il a été bom­bar­dé par les Israé­liens [Le 3 novembre 2023 NDLR] comme tous les lieux de créa­tions ou de dif­fu­sions de culture, les uni­ver­si­tés, les bibliothèques…

La réa­li­sa­trice gazaouie Bis­an Owda, réagis­sant à la des­truc­tion de la biblio­thèque publique de Gaza le 29 novembre 2023, disait : « Main­te­nant, nous n’avons lit­té­ra­le­ment plus rien. Le futur est incon­nu, le pré­sent est détruit et le pas­sé n’est plus notre pas­sé… Les Israé­liens sont en train d’essayer de nous détruire en pro­fon­deur ». Est-ce qu’il y a une volon­té de l’armée israé­lienne de détruire la Pales­tine en pro­fon­deur ? De leur faire perdre toutes leurs bous­soles et de pro­pa­ger un déses­poir pro­fond au sein de la popu­la­tion en s’en pre­nant à la culture ?

Il y a plus qu’une volon­té, il y a une stra­té­gie éta­blie depuis 1948. Depuis le début, le pro­jet sio­niste, c’est non seule­ment l’occupation du ter­ri­toire, le siège éco­no­mique, l’accaparement de nos res­sources natu­relles, la répres­sion contre un mou­ve­ment de libé­ra­tion natio­nale et l’arrestation de mil­liers de per­sonnes, mais ce que le colo­ni­sa­teur veut éga­le­ment détruire, c’est le tis­su social pales­ti­nien. C’est-à-dire sa mémoire, ses outils d’expression cultu­relle, son archéo­lo­gie… Effa­cer sa culture et son his­toire. Bref, tout ce qui fait d’un peuple un peuple. Pour­quoi ? Pour in fine pou­voir dire qu’il n’y a pas de peuple pales­ti­nien. Pour pou­voir réaf­fir­mer qu’Israël serait « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Qu’il n’y a que des réfu­giés arabes ou des Bédouins qui se pro­mènent de désert en désert ! Des popu­la­tions qu’on appel­le­ra bien­tôt « les com­mu­nau­tés palestiniennes ».

Et pour réa­li­ser tout cela, ils doivent effec­ti­ve­ment en faire une terre sans peuple. Non seule­ment empê­cher qu’on iden­ti­fie, qu’on ait une image men­tale de l’humanité de celles et ceux qui y habitent (et regar­dez encore aujourd’hui à Gaza, il est tou­jours inter­dit aux jour­na­listes d’entrer, on ne voit pas les Pales­ti­niens dans les médias). Mais éga­le­ment effa­cer leur mémoire, inter­dire leurs expres­sions cultu­relles, en faire en quelque sorte des corps sans âmes, sans pas­sé, et donc sans avenir.

Et d’ailleurs, par­mi les innom­brables des­truc­tions, il y a eu une atten­tion par­ti­cu­lière de l’armée israé­lienne à détruire de nom­breuses archives, y com­pris les archives muni­ci­pales. C’est-à-dire qu’ils ont détruit l’ensemble des docu­ments d’état civil des 2,4 mil­lions d’habitants de Gaza : leurs noms, leurs liens fami­liaux ou conju­gaux, ceux de leurs parents, ce qu’ils pos­sèdent ! C’est catas­tro­phique évi­dem­ment pour l’avenir de la popu­la­tion. On crée une situa­tion incom­men­su­rable de com­plexi­té pour les gens, ne serait-ce que pour savoir qui peut héri­ter de quoi. Il faut être le der­nier des idiots pour ne pas y voir une stra­té­gie réflé­chie pour y rendre toute vie impossible !

Pourquoi s’en prendre autant à la culture qui n’a pourtant pas de valeur sur le plan militaire ?

Parce qu’ils ont com­pris que pro­duire de la culture, c’était résis­ter. Qu’on ne vivait pas seule­ment d’eau fraiche et de pain, mais aus­si d’expressions culturelles.

Notre com­bat avec les Israé­liens, c’est celui d’exister en tant que tel, en tant que peuple. Parce que sans culture, il n’y a pas d’identité, il n’y a pas d’humanité. Il nous faut donc sans cesse ame­ner notre huma­ni­té, réaf­fir­mer qu’on est comme tous les peuples du monde, qu’on a des rêves, des cau­che­mars, qu’on crée des poèmes, des romans, des films, des pein­tures… Et les Israé­liens font tout pour qu’on n’en ait pas. En détrui­sant les condi­tions objec­tives de la pro­duc­tion cultu­relle, ils tentent aus­si de détruire la culture imma­té­rielle. Ils font les deux.

La vraie nature du com­bat pales­ti­nien actuel, ce n’est donc pas un com­bat pour un dra­peau, des fron­tières, un gou­ver­ne­ment, ou plus de richesses. C’est un com­bat exis­ten­tiel pour res­ter un peuple. L’expression cultu­relle est la condi­tion sine qua non de l’existence humaine. Et ce qui nous sauve de cette ten­ta­tive d’effacement jusqu’à pré­sent, c’est notre résis­tance culturelle.

À côté du nettoyage ethnique en cours depuis 1948, il y a donc aussi une tentative de nettoyage culturel ?

Exac­te­ment. Illan Pap­pé nous a mon­tré dans son livre sur le net­toyage eth­nique de la Pales­tine com­ment les Israé­liens ont fait en sorte de faire par­tir les gens. Une fois les gens par­tis, la pre­mière chose qu’Israël a fait, c’est de chan­ger les noms des villes et vil­lages qu’ils n’avaient pas pul­vé­ri­sés et qu’ils se sont appro­priés en leur don­nant des noms hébreux. Pour­quoi ce besoin d’effacer ? Le pro­jet sio­niste c’est d’effacer la Pales­tine, d’effacer la culture pales­ti­nienne jusqu’aux noms des villes.

Ils ont aus­si ten­té de faire dis­pa­raitre notre langue puisque les Pales­ti­niens d’Israël, ceux qui sont res­tés après la Nak­ba, apprennent à l’école uni­que­ment en Hébreu. Et d’ailleurs, un des grands com­bats du milieu lit­té­raire pales­ti­nien, ça a été de rame­ner la langue arabe aux Pales­ti­niens d’Israël. Le poète pales­ti­nien Mah­moud Dar­wich y a contri­bué en s’exprimant en Arabe, langue qu’il a dû lui-même se réap­pro­prier et à tra­vers son immense pro­duc­tion humaine, lit­té­raire et poé­tique uni­ver­selle. C’est son ami et men­tor Émile Habi­bi, écri­vain, mais aus­si mili­tant com­mu­niste et rédac­teur en chef du jour­nal de gauche ara­bo­phone Al-Itti­hâdde (il sera aus­si élu de la Knes­set), qui avait en quelque sorte tra­cé la voie de cette résis­tance cultu­relle fon­da­men­tale cen­trée sur la réap­pro­pria­tion de sa langue. Ce com­bat cultu­rel et émi­nem­ment impor­tant pour tous les peuples dont on essaye de nier l’existence.

Qu’est-ce que cette résistance culturelle a permis à côté du travail diplomatique que vous avez également mené en tant que représentante de la Palestine en Europe ?

Par­ler de la culture pales­ti­nienne vaut toutes les diplo­ma­ties. J’ai tra­vaillé 34 ans comme repré­sen­tante du peuple pales­ti­nien. Qu’avons-nous réus­si nous les diplo­mates ? Rien du tout. Parce ce que le rap­port de force est tel­le­ment dés­équi­li­bré, que si Israël dit non, ce sera non quoi qu’on dise ou qu’on fasse. Mais au niveau cultu­rel, on a en revanche réus­si. Car les Pales­ti­niens ont bien com­pris que cette résis­tance cultu­relle était plus impor­tante que les balles de kalach­ni­kovs qui ne servent à rien face à une puis­sance nucléaire.

La résis­tance cultu­relle, c’est tout sim­ple­ment la réac­tion à la des­truc­tion de la culture. A l’origine, il n’y avait pas néces­si­té de résis­tance. Il y avait des poètes, des his­to­riens, des pho­to­graphes, etc. en Pales­tine. Ce n’était pas de la résis­tance, c’était de l’expression cultu­relle. C’est deve­nu une forme de résis­tance le jour où les Israé­liens ont déci­dé d’écraser notre culture en même temps que de déga­ger les Palestiniens.

C’est comme dans le théo­rème d’Archimède : tout corps plon­gé de bas en haut entraine une résis­tance. Plus on tente de l’effacer, plus la culture est active. Et de fait, la Pales­tine a une pro­duc­tion artis­tique et cultu­relle extrê­me­ment riche et pro­li­fique, qui équi­vaut à celle de pays quatre fois plus grand. On se demande com­ment ça se fait qu’il y ait tel­le­ment d’auteurs, de Mah­moud Dar­wich à Karim Kat­tan. De cinéastes, de Michel Khlei­fi à Elia Sulei­man, d’artistes, du peintre Ismaïl Sham­mout jusqu’aux ins­tal­la­tions contem­po­raines de Tay­sir Bat­ni­ji et Mona Hatoum. Ce peuple a une vita­li­té, des res­sources, une contri­bu­tion à la culture mon­diale très impor­tante. Et ça, per­sonne ne peut l’empêcher, rien ne peut le répri­mer tota­le­ment. Même l’occupation. On peut même le faire en pri­son comme Walid Daq­qa, enfer­mé depuis 38 ans et mort il y a quelques mois : il a écrit et fait publier de magni­fiques romans et recueils de poé­sie depuis sa cellule.

Com­ment se fait-il qu’on ait une si riche pro­duc­tion cultu­relle ? Parce que c’est la forme de résis­tance qu’on a trou­vé pour exis­ter avec digni­té, exis­ter comme par­tie d’une uni­ver­sa­li­té. Pour lut­ter contre le déni de son iden­ti­té et expri­mer sa sub­jec­ti­vi­té. Sans dimen­sion cultu­relle, on n’est qu’une « com­mu­nau­té ». Mais quand on dis­pose d’une culture vivante et forte, on est bien un peuple.

Dans les médias occidentaux, les morts palestiniens sont bien souvent résumés à des chiffres. Est-ce que c’est un des rôles du monde culturel de documenter, de faire le récit, de mettre en histoire ces morts abstraits ?

Il y a en effet une volon­té poli­tique de faire de nos morts des chiffres. La presse ne le fait pas par erreur, mais parce qu’il y a un déni, un refus de connaitre les détails et de com­prendre les situa­tions his­to­riques plus pré­ci­sé­ment. Il y a des morts qui semblent plus comp­ter, qu’on recon­tex­tua­lise, pour les­quels on fait des por­traits, dont, en somme, on fait des êtres humains au-delà des chiffres. Je pense aux morts de civils ukrai­niens ou israé­liens. Mais pour les Pales­ti­niens, dans les grands médias occi­den­taux, on en reste bien sou­vent aux chiffres. Des chiffres d’ailleurs effrayants. On compte à Gaza au moins 41 000 morts dont plus de la moi­tié sont des enfants. Et peut-être 100 000 bles­sés, estro­piés, ampu­tés… Pour la revue The Lan­cet, il y aurait même 186.000 morts.

Bien sûr, il faut mettre en récit ces morts, les rendre tan­gibles et visibles, les faire exis­ter aux yeux du monde et c’est un des rôles de l’art et la culture. Mais il s’agit aus­si de faire exis­ter les vivants. La roman­cière syrienne Samar Yaz­bek, en exil après avoir été mena­cée par le régime syrien pour sa par­ti­ci­pa­tion au prin­temps syrien, pré­pare actuel­le­ment un livre basé sur des entre­tiens qu’elle a réa­li­sés avec des habi­tantes de Gaza. Elle a recueilli leurs récits depuis le poste-fron­tière de Rafah, à la fron­tière entre l’Égypte et Gaza, et réa­lise un por­trait sen­sible de ces femmes, qui sont sou­vent aus­si des mères. C’est une manière de leur don­ner une exis­tence. D’obliger le monde à les consi­dé­rer.

Au fur et à mesure de notre lutte, on a com­pris que le récit de vie était plus impor­tant que l’analyse géos­tra­té­gique. Car c’est le récit poé­tique – sous toutes ses formes, lit­té­raires, ciné­ma­to­gra­phique, pic­tu­rales…- de ce qu’on a vécu ou de ce dont on a été témoin (Jean Genet par exemple dans Un cap­tif amou­reux), qui raconte la vraie vie, la vraie iden­ti­té, le vrai com­bat, la vraie mémoire de ce peuple. Les récits, auto­bio­gra­phiques ou pui­sant dans l’imaginaire, écrits par des Pales­ti­niens se sont mul­ti­pliés ces der­nières années. Ce n’est pas un hasard. Car les Palestinien·nes ont enfin com­pris que la meilleure réponse à la ten­ta­tive de leur effa­ce­ment, de leur déshu­ma­ni­sa­tion, de leur décul­tu­ra­tion, c’est de faire tou­jours plus de culture.

Leila Shahid voulait profiter de cet entretien pour rendre hommage à Naïm Khader, premier représentant de la Palestine en Belgique, assassiné à Bruxelles en 1981.

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