[Entretien réalisé les 17 et 18 septembre 2024]
Il y a 10 ans, lors de notre dernier entretien, vous disiez de Gaza : « On veut en faire un genre d’Atlantide qu’on espère voir un jour sombrer dans la mer ». Bombardée massivement depuis presque un an par l’armée israélienne, Gaza est-elle aujourd’hui en train de sombrer ?
C’était le rêve de l’ancien premier ministre israélien Itzhak Rabin qui espérait, je cite, « voir sombrer Gaza dans la Méditerranée ». Pourquoi tant de crainte quant à ce territoire ? Parce que Gaza a toujours été le berceau et le cœur battant de la révolution palestinienne. Elle est peuplée principalement de réfugiés issus des alentours, de tous ces villages dynamités par les Israéliens en 1948 du Ghilaf Gaza qu’on nomme aujourd’hui l’« enveloppe de Gaza », et qui se trouvent à présent en Israël. Or, ce sont précisément les réfugiés qui mènent toutes les luttes en Palestine. La révolution palestinienne n’est pas une révolution d’intellectuels ou de la petite bourgeoisie. Elle émane des 700.000 personnes qu’on a mises à la porte en 1948 — 530 villages ont été totalement annihilés — et qui sont aujourd’hui six millions ! En Palestine, la révolution est toujours initiée depuis les camps de réfugiés. Des réfugiés qui pour la plupart sont des paysans arrachés à leur terre et qui conservent un attachement viscéral à celle-ci : ils résistent donc avec toutes leurs tripes. Israël a bien compris que c’est de Gaza la révolutionnaire, la plus militante, la plus misérable aussi, que proviendra l’étincelle. Et que reviendra toujours la rébellion.
Faire sombrer Gaza, c’est malheureusement ce qu’ils mettent en pratique aujourd’hui. Tout semble indiquer qu’ils préparent le retour des colonies et son annexion à Israël en suivant les directives des plus ultras des sionistes religieux suprémacistes juifs qui font partie du gouvernement actuel comme Bezalel Smotrich ou Itamar Ben-Gvir. C’est comme ça qu’il faut comprendre les expulsions de la population ballotée de « zones sûres » en « zones sûres » (et pourtant bombardées) autant que les destructions systématiques d’infrastructures. Car ils détruisent tout. Hôpitaux, écoles et cimetières… Ils ont même arraché les fils électriques et retourné les égouts, ce qui cause une épidémie de polio car les gens vivent littéralement dans les excréments. On est bien au-delà de la destruction des tunnels et l’élimination de militants du Hamas. Ils sont tout simplement en train de se débarrasser de la population et de réaménager l’espace en vue de l’annexer et de le rebâtir pour eux.
D’autant que c’est un espace stratégiquement important qui communique avec l’Égypte, qui donne directement sur la Méditerranée, Chypre notamment. Ça pourrait donc être l’occasion pour Israël d’ouvrir un port qui permettrait de commercer avec toute l’Europe et jusqu’aux Etats-Unis. Mais aussi de s’approprier les gisements sous-marins de gaz et de pétrole présents dans les eaux territoriales palestiniennes.
On est donc loin de la guerre de « vengeance », de la « punition » que Netanyahou met en avant suite au 7 octobre — et qui joue sur le sentiment des Israéliens bouleversés, à raison, par l’horreur et la barbarie de ces attaques -, mais plutôt dans le cadre d’une stratégie d’extension de l’occupation et de la colonisation qui profite de ce sentiment de colère après le 7 octobre.
Le vrai but de cette guerre, c’est donc de faire fuir ses habitants et d’y faire revenir les colonies ?
Ben-vir, Smotrich et Netanyahou, portés par une idéologie suprémaciste, nationaliste et raciste affirmant que cette terre n’appartient qu’au peuple juif, sont persuadés qu’ils vont réussir à mettre à la porte une grande majorité des habitants de Gaza et récupérer ce territoire. Et pas que Gaza d’ailleurs. Leur obsession, c’est de faire partir le plus grand nombre de Palestiniens pour que tout le pays soit uniquement peuplé par des Juifs. En 2018, le gouvernement israélien a fait voter la « loi de l’État-nation » à la Knesset disant que le seul peuple qui a le droit à l’autodétermination en Israël, c’est le peuple juif. Il faut rappeler que 20 % des citoyens israéliens ne sont pas juifs. Quid des 2,1 millions de Palestiniens d’Israël qui vivent donc dans une situation d’Apartheid de fait ? Ils n’ont qu’à s’en aller disent-ils… Israël s’attaque aussi aux camps de réfugiés en Cisjordanie comme Jénine, Tulkarem ou Balata pour qu’ils partent.
S’ils veulent un État, disent les suprémacistes israéliens, qu’ils aillent le faire de l’autre côté du Jourdain ! Et après, ils vont recréer sur ces territoires de nouvelles colonies. Car la colonisation, c’est l’arme d’appropriation de la terre. Jérusalem-Est est déjà quasiment entièrement colonisée par exemple. Ce qu’Ilan Pappé appelle « le plus grand nettoyage ethnique du siècle » ne se limite pas au moment de la Nakba en 1948, il se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
Avant la guerre, Gaza contenait non seulement des joyaux architecturaux propres aux villes antiques, mais elle était aussi un lieu de création contemporaine palestinienne foisonnant. Pouvez-vous nous en parler ?
Il faut se rendre compte que le passé et le patrimoine de Gaza sont presque plus riches que celui de Jérusalem et de Cisjordanie avec des vestiges qui datent de l’âge de Bronze et de nombreux sites historiques musulmans ou byzantins qu’avait remarquablement décrits Jean-Pierre Filiu dans son Histoire de Gaza. C’était une ville très sophistiquée, un point focal entre l’Afrique du Nord, Istanbul, Pétra et sur le chemin du commerce des épices ou de vins… Tout a été bombardé : les mosaïques, les palais, les églises, les mosquées, les sites archéologiques fouillés par l’École biblique et archéologique française de Jérusalem…
J’ai tellement aimé Gaza. Chaque fois que je passais en Palestine, mon premier réflexe était de m’y rendre car c’est un espace extrêmement riche en culture. J’adorais sentir l’énergie et le bouillonnement créatif qui s’y produisait. C’était un hub, un lieu très productif en matière non matérielle littéraire, journalistique, artistique, musicale, cinématographique… Les Français vont d’ailleurs rapidement y ouvrir un institut culturel très actif. Évidemment, il a été bombardé par les Israéliens [Le 3 novembre 2023 NDLR] comme tous les lieux de créations ou de diffusions de culture, les universités, les bibliothèques…
La réalisatrice gazaouie Bisan Owda, réagissant à la destruction de la bibliothèque publique de Gaza le 29 novembre 2023, disait : « Maintenant, nous n’avons littéralement plus rien. Le futur est inconnu, le présent est détruit et le passé n’est plus notre passé… Les Israéliens sont en train d’essayer de nous détruire en profondeur ». Est-ce qu’il y a une volonté de l’armée israélienne de détruire la Palestine en profondeur ? De leur faire perdre toutes leurs boussoles et de propager un désespoir profond au sein de la population en s’en prenant à la culture ?
Il y a plus qu’une volonté, il y a une stratégie établie depuis 1948. Depuis le début, le projet sioniste, c’est non seulement l’occupation du territoire, le siège économique, l’accaparement de nos ressources naturelles, la répression contre un mouvement de libération nationale et l’arrestation de milliers de personnes, mais ce que le colonisateur veut également détruire, c’est le tissu social palestinien. C’est-à-dire sa mémoire, ses outils d’expression culturelle, son archéologie… Effacer sa culture et son histoire. Bref, tout ce qui fait d’un peuple un peuple. Pourquoi ? Pour in fine pouvoir dire qu’il n’y a pas de peuple palestinien. Pour pouvoir réaffirmer qu’Israël serait « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Qu’il n’y a que des réfugiés arabes ou des Bédouins qui se promènent de désert en désert ! Des populations qu’on appellera bientôt « les communautés palestiniennes ».
Et pour réaliser tout cela, ils doivent effectivement en faire une terre sans peuple. Non seulement empêcher qu’on identifie, qu’on ait une image mentale de l’humanité de celles et ceux qui y habitent (et regardez encore aujourd’hui à Gaza, il est toujours interdit aux journalistes d’entrer, on ne voit pas les Palestiniens dans les médias). Mais également effacer leur mémoire, interdire leurs expressions culturelles, en faire en quelque sorte des corps sans âmes, sans passé, et donc sans avenir.
Et d’ailleurs, parmi les innombrables destructions, il y a eu une attention particulière de l’armée israélienne à détruire de nombreuses archives, y compris les archives municipales. C’est-à-dire qu’ils ont détruit l’ensemble des documents d’état civil des 2,4 millions d’habitants de Gaza : leurs noms, leurs liens familiaux ou conjugaux, ceux de leurs parents, ce qu’ils possèdent ! C’est catastrophique évidemment pour l’avenir de la population. On crée une situation incommensurable de complexité pour les gens, ne serait-ce que pour savoir qui peut hériter de quoi. Il faut être le dernier des idiots pour ne pas y voir une stratégie réfléchie pour y rendre toute vie impossible !
Pourquoi s’en prendre autant à la culture qui n’a pourtant pas de valeur sur le plan militaire ?
Parce qu’ils ont compris que produire de la culture, c’était résister. Qu’on ne vivait pas seulement d’eau fraiche et de pain, mais aussi d’expressions culturelles.
Notre combat avec les Israéliens, c’est celui d’exister en tant que tel, en tant que peuple. Parce que sans culture, il n’y a pas d’identité, il n’y a pas d’humanité. Il nous faut donc sans cesse amener notre humanité, réaffirmer qu’on est comme tous les peuples du monde, qu’on a des rêves, des cauchemars, qu’on crée des poèmes, des romans, des films, des peintures… Et les Israéliens font tout pour qu’on n’en ait pas. En détruisant les conditions objectives de la production culturelle, ils tentent aussi de détruire la culture immatérielle. Ils font les deux.
La vraie nature du combat palestinien actuel, ce n’est donc pas un combat pour un drapeau, des frontières, un gouvernement, ou plus de richesses. C’est un combat existentiel pour rester un peuple. L’expression culturelle est la condition sine qua non de l’existence humaine. Et ce qui nous sauve de cette tentative d’effacement jusqu’à présent, c’est notre résistance culturelle.
À côté du nettoyage ethnique en cours depuis 1948, il y a donc aussi une tentative de nettoyage culturel ?
Exactement. Illan Pappé nous a montré dans son livre sur le nettoyage ethnique de la Palestine comment les Israéliens ont fait en sorte de faire partir les gens. Une fois les gens partis, la première chose qu’Israël a fait, c’est de changer les noms des villes et villages qu’ils n’avaient pas pulvérisés et qu’ils se sont appropriés en leur donnant des noms hébreux. Pourquoi ce besoin d’effacer ? Le projet sioniste c’est d’effacer la Palestine, d’effacer la culture palestinienne jusqu’aux noms des villes.
Ils ont aussi tenté de faire disparaitre notre langue puisque les Palestiniens d’Israël, ceux qui sont restés après la Nakba, apprennent à l’école uniquement en Hébreu. Et d’ailleurs, un des grands combats du milieu littéraire palestinien, ça a été de ramener la langue arabe aux Palestiniens d’Israël. Le poète palestinien Mahmoud Darwich y a contribué en s’exprimant en Arabe, langue qu’il a dû lui-même se réapproprier et à travers son immense production humaine, littéraire et poétique universelle. C’est son ami et mentor Émile Habibi, écrivain, mais aussi militant communiste et rédacteur en chef du journal de gauche arabophone Al-Ittihâdde (il sera aussi élu de la Knesset), qui avait en quelque sorte tracé la voie de cette résistance culturelle fondamentale centrée sur la réappropriation de sa langue. Ce combat culturel et éminemment important pour tous les peuples dont on essaye de nier l’existence.
Qu’est-ce que cette résistance culturelle a permis à côté du travail diplomatique que vous avez également mené en tant que représentante de la Palestine en Europe ?
Parler de la culture palestinienne vaut toutes les diplomaties. J’ai travaillé 34 ans comme représentante du peuple palestinien. Qu’avons-nous réussi nous les diplomates ? Rien du tout. Parce ce que le rapport de force est tellement déséquilibré, que si Israël dit non, ce sera non quoi qu’on dise ou qu’on fasse. Mais au niveau culturel, on a en revanche réussi. Car les Palestiniens ont bien compris que cette résistance culturelle était plus importante que les balles de kalachnikovs qui ne servent à rien face à une puissance nucléaire.
La résistance culturelle, c’est tout simplement la réaction à la destruction de la culture. A l’origine, il n’y avait pas nécessité de résistance. Il y avait des poètes, des historiens, des photographes, etc. en Palestine. Ce n’était pas de la résistance, c’était de l’expression culturelle. C’est devenu une forme de résistance le jour où les Israéliens ont décidé d’écraser notre culture en même temps que de dégager les Palestiniens.
C’est comme dans le théorème d’Archimède : tout corps plongé de bas en haut entraine une résistance. Plus on tente de l’effacer, plus la culture est active. Et de fait, la Palestine a une production artistique et culturelle extrêmement riche et prolifique, qui équivaut à celle de pays quatre fois plus grand. On se demande comment ça se fait qu’il y ait tellement d’auteurs, de Mahmoud Darwich à Karim Kattan. De cinéastes, de Michel Khleifi à Elia Suleiman, d’artistes, du peintre Ismaïl Shammout jusqu’aux installations contemporaines de Taysir Batniji et Mona Hatoum. Ce peuple a une vitalité, des ressources, une contribution à la culture mondiale très importante. Et ça, personne ne peut l’empêcher, rien ne peut le réprimer totalement. Même l’occupation. On peut même le faire en prison comme Walid Daqqa, enfermé depuis 38 ans et mort il y a quelques mois : il a écrit et fait publier de magnifiques romans et recueils de poésie depuis sa cellule.
Comment se fait-il qu’on ait une si riche production culturelle ? Parce que c’est la forme de résistance qu’on a trouvé pour exister avec dignité, exister comme partie d’une universalité. Pour lutter contre le déni de son identité et exprimer sa subjectivité. Sans dimension culturelle, on n’est qu’une « communauté ». Mais quand on dispose d’une culture vivante et forte, on est bien un peuple.
Dans les médias occidentaux, les morts palestiniens sont bien souvent résumés à des chiffres. Est-ce que c’est un des rôles du monde culturel de documenter, de faire le récit, de mettre en histoire ces morts abstraits ?
Il y a en effet une volonté politique de faire de nos morts des chiffres. La presse ne le fait pas par erreur, mais parce qu’il y a un déni, un refus de connaitre les détails et de comprendre les situations historiques plus précisément. Il y a des morts qui semblent plus compter, qu’on recontextualise, pour lesquels on fait des portraits, dont, en somme, on fait des êtres humains au-delà des chiffres. Je pense aux morts de civils ukrainiens ou israéliens. Mais pour les Palestiniens, dans les grands médias occidentaux, on en reste bien souvent aux chiffres. Des chiffres d’ailleurs effrayants. On compte à Gaza au moins 41 000 morts dont plus de la moitié sont des enfants. Et peut-être 100 000 blessés, estropiés, amputés… Pour la revue The Lancet, il y aurait même 186.000 morts.
Bien sûr, il faut mettre en récit ces morts, les rendre tangibles et visibles, les faire exister aux yeux du monde et c’est un des rôles de l’art et la culture. Mais il s’agit aussi de faire exister les vivants. La romancière syrienne Samar Yazbek, en exil après avoir été menacée par le régime syrien pour sa participation au printemps syrien, prépare actuellement un livre basé sur des entretiens qu’elle a réalisés avec des habitantes de Gaza. Elle a recueilli leurs récits depuis le poste-frontière de Rafah, à la frontière entre l’Égypte et Gaza, et réalise un portrait sensible de ces femmes, qui sont souvent aussi des mères. C’est une manière de leur donner une existence. D’obliger le monde à les considérer.
Au fur et à mesure de notre lutte, on a compris que le récit de vie était plus important que l’analyse géostratégique. Car c’est le récit poétique – sous toutes ses formes, littéraires, cinématographique, picturales…- de ce qu’on a vécu ou de ce dont on a été témoin (Jean Genet par exemple dans Un captif amoureux), qui raconte la vraie vie, la vraie identité, le vrai combat, la vraie mémoire de ce peuple. Les récits, autobiographiques ou puisant dans l’imaginaire, écrits par des Palestiniens se sont multipliés ces dernières années. Ce n’est pas un hasard. Car les Palestinien·nes ont enfin compris que la meilleure réponse à la tentative de leur effacement, de leur déshumanisation, de leur déculturation, c’est de faire toujours plus de culture.
Leila Shahid voulait profiter de cet entretien pour rendre hommage à Naïm Khader, premier représentant de la Palestine en Belgique, assassiné à Bruxelles en 1981.