Par cadrage, il faut comprendre les cadres d’interprétation du réel que mobilisent les professionnels de l’information, le plus souvent sans s’en rendre compte, pour opérer le traitement de l’actualité, et, de la sorte, en faire émerger le sens. Ou, du moins, un certain sens… Dans le jargon, on parle de la manière d’angler un sujet. L’exercice, on le comprend, est toujours réducteur, même s’il est nécessaire : on ne peut pas rendre compte de façon exhaustive d’une réalité, toujours complexe, dans un seul sujet. Informer, c’est renoncer, dit l’adage professionnel. Il est donc normal qu’une partie du réel échappe au compte-rendu journalistique. Là n’est, donc, pas le problème.
En revanche, que parmi la multiplicité de choix possibles, les cadrages de l’information d’actualité opèrent, en général, en nombre restreint et sur le mode de l’éternel retour du même, pose bel et bien question. De façon spécifique, ceux d’une action de grève demeurent imperturbablement les mêmes. Ils sont les Trabant du journalisme de grève : les seuls véhicules disponibles du sens à donner à la mobilisation dirigée contre les mesures de rupture sociale du gouvernement fédéral belge.
En tête de cortège, on trouve le cadrage du « pays à l’arrêt », de la « paralysie », de la « pagaille », de la « galère », etc. La dramaturgie médiatique donne bien la parole à tous les points de vue en présence. Le droit de grève, en tant que tel, n’est pas explicitement mis en cause. Mais l’objet principal de l’information, dans les jours qui précèdent la grève, et le jour même de celle-ci, ce sont les « perturbations attendues », les « embarras de circulation », les « dommages redoutés » pour l’économie ou « l’image du pays ». Autrement dit, comme le note l’observateur flamand Jan Blommaert, la couverture de l’événement est organisée du point de vue prioritaire de ceux qui ne font pas grève.
UNE HIERARCHIE MEDIATIQUE DES DROITS
Ceci dénote bel et bien l’existence d’une hiérarchie de valeurs dans le choix, ou dans l’inconscient, éditorial majoritaire. Le droit au travail ainsi que les très modernes droit à l’accès et droit à la mobilité priment sur les plus « datés » droit de grève et droit à l’emploi. La mobilisation continue de l’économie passe pour impérative ; la mobilisation sociale et ses méthodes sont discutables. Le reportage de grève montre, physiquement, l’atteinte à la libre circulation des biens, des services et des personnes. Il y fait rarement correspondre une vision analogue de l’atteinte aux droits sociaux que représente le programme business-friendly du gouvernement Michel.
L’incontournable du sujet d’information « modèle » en la circonstance, c’est la mise en tension des points de vue opposés des usagers de la mobilité et des chefs d’entreprise (de PME en général, rarement d’une grande entreprise) d’une part, et des organisations syndicales d’autre part. Tout se passe comme si les « braves gens », qui « voudraient bien travailler », eux, n’étaient concernés en rien par ce qui passe. Comme s’ils étaient des victimes « innocentes » des fauteurs de trouble syndicaux. Ceci appelle deux remarques.
Premièrement, une telle vision revient à retourner le stigmate d’une situation de crise sociale contre ceux-là seuls qui résistent, qui sont pourtant, eux aussi, en mouvement, et qui voudraient bien, eux aussi, travailler, ou continuer à travailler dans des conditions acceptables.
Deuxièmement – c’est le côté pédagogique de la grève –, l’absence de transports publics, ce jour-là, de même que l’absence des travailleurs dans nombre d’entreprises, démontrent à quel point l’ensemble de la société (usagers des services publics, écoliers, étudiants, salariés, indépendants, employeurs, étudiants, parents et, même, journalistes…) dépend d’ordinaire de transports publics et d’une force de travail en (bon) état de marche.
Les perturbations, voire le chaos, qui peuvent régner un jour de grève générale, sont le signe même de l’interdépendance des rôles et des fonctions à l’intérieur d’une société moderne, c’est-à-dire devenue toujours plus complexe au fil de son évolution. Un jour de grève générale, par les pertes financières qu’il inflige, montre que les dirigeants d’entreprise ne sont pas les seuls producteurs de la richesse, que les salariés, eux aussi, participent pleinement à l’enrichissement, à l’instar des entreprises publiques et des administrations.
RAPPORT SOCIAL INÉGALITAIRE
Tout se passe, aussi, dans le canevas de la médiatisation, comme si on ignorait (ou on feignait d’ignorer) que le propos d’une grève est, précisément, de « faire mal » à l’économie, pas par pur souci de nuisance ou par inconscience quant aux conséquences, mais en vue de rétablir un dialogue ou un rapport de forces. Parce que c’est presque toujours le dernier recours possible pour les représentants des travailleurs, la seule manière d’encore se faire entendre. On oublie, en général, de ce point de vue, que, derrière une grève, il y a toujours une confrontation, un conflit d’intérêts, et pas un simple jeu de rôles stratégique sur une scène de théâtre où les acteurs évolueraient comme en apesanteur sociale, coupés de leur base et des rapports de force inégalitaires entre eux.
Le monde du travail et ses représentants n’a pas d’accès naturel, direct, aux lieux du pouvoir, ni aux cercles, plus officieux, des puissants. Il ne bénéficie pas de l’écoute ou de l’attention permanente des gouvernants, qui font de l’attractivité économique du pays ou de la région une priorité à l’adresse des investisseurs. Les syndicats n’ont pas le pouvoir d’influence, de pression ou de lobbying des dirigeants de multinationales ou des marchés financiers. Parce qu’ils ne détiennent pas la puissance de la loi (ils partagent seulement le droit de négocier des conventions collectives de travail), parce qu’ils n’ont pas le pouvoir dissuasif de fermer une entreprise, ou de licencier des centaines ou milliers de salariés du jour au lendemain, la grève reste, pour eux, l’arme ultime la plus efficace.
C’est par elle qu’ils peuvent faire comprendre, ou faire sentir au portefeuille, que les entreprises ne sont pas en mesure de fonctionner sans personnel, ni sans respect des conventions collectives entre interlocuteurs sociaux.
UN FRONT ÉLARGI POUR UN MODÈLE DE SOCIÉTÉ
C’est pourquoi mettre sur le même pied (encore faut-il que ce soit le cas…) un jour de travail perdu pour les entreprises et pour leur chiffre d’affaires annuel, d’une part, et la réduction des droits sociaux collectifs, en ce compris les marges de négociation et d’action des syndicats, d’autre part, « oublie » de tenir compte du rapport social inégalitaire, qu’il soit conflictuel ou pacifié, qui caractérise la réalité du monde du travail et de l’entreprise.
Ce que manifeste la mobilisation sociale, c’est le retour du rapport social existant, du réel plein et mouvant. Il est certes plus difficile à saisir que les clichés du cadrage vedette sur le droit de grève et le droit au travail. Sur le manège enchanté de cette information-là, il y a place pour les acteurs, certes, mais des acteurs assignés à une place fixe, et juchés sur leur véhicule de prédilection (l’équilibre des comptes pour le gouvernement, la compétitivité pour les entreprises, la grève ou la grogne pour les syndicats). Il n’y a que peu de place, par contre, pour les interactions dynamiques, les positions variables et les points de vue déplacés.
Parmi ceux-ci, il échappe jusqu’ici très largement à la vision médiatique que ce qui se joue sur les places publiques, dans la rue, ou dans les piquets de grève est bien plus qu’un mouvement d’opposition syndical traditionnel, fût-il de grande ampleur. Ce qui est en jeu, au vu du front social élargi à de nombreuses franges de la société et à la coexistence de revendications diverses mais reliées entre elles, c’est la mobilisation pour un modèle de société, pour la possibilité d’un rapport à l’avenir autre que celui des chiffres des comptes publics, de la rentabilité marchande ou du primat de l’économie sur la politique et la société.