On sait que le politique est exposé à une sérieuse crise de défiance. Laquelle est à l’œuvre dans de larges couches de la population dont le rapport aux élus, aux gouvernants et aux partis s’est fortement altéré. La nature de cette crise est plurielle, globale et difficilement lisible. Cela en rend l’appréhension problématique. Tant dans le monde politique que dans les rédactions et dans la société en général. Ce qui peut expliquer, alors, le phénomène, en quelque sorte compensatoire, qui en résulte : une cristallisation du malaise démocratique et de la contestation sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans les mœurs politiques.
« Affaires » (Kazakhgate, Publifin, Samusocial) et « gouvernance » ont été, de ce point de vue, les objets centraux de l’information politique durant les six premiers mois de l’année 2017. De façon incontestablement légitime dans le principe. Faute de poursuites judiciaires (hors cadre vu l’absence de transgression de textes juridiques) et en l’absence mécanismes démocratiques de contrôle adéquats, la mise au pilori médiatique est sans doute, avec les exclusions effectivement prononcées, une des rares sanctions dont écoperont les hommes et les femmes politiques impliqués dans des pratiques douteuses, immorales, antisociales… De même, dans nos sociétés de l’image, l’exposition à la vindicte publique peut constituer la seule pression possible sur eux à l’avenir. Et, faute de lois et de réglementations effectives, dont l’étanchéité est garantie à cent pour cent, la fonction d’alerte et de contre-pouvoir des médias devient le seul rempart. Pour le meilleur et pour le pire.
LA DÉRIVE DU STRATÉGISME
Ainsi, une fois le printemps échu, l’attention des médias s’est-elle déplacée des scandales et du débat sur la gouvernance au coup de force estival de Benoît Lutgen : le divorce autoproclamé du CDH de son partenaire socialiste dans les différentes majorités gouvernementales du Sud et du Centre du pays. Ici, la médiatisation a construit la narration sur le modèle d’une série d’Arte ou de Netflix. En situant la chose politique quelque part entre Borgen et House of Cards. Le problème, à nos yeux, n’est toutefois pas tant le recours au registre du jeu ou du stratego politicien qui constitue bien une dimension de l’action politique. Il est ailleurs.
Il tient à ce que le cadrage journalistique principal s’est porté, sans beaucoup de recul, sur l’expression forte du « dégoût » du président du CDH à l’égard des pratiques de mandataires socialistes, et sur la priorité affichée par plusieurs formations politiques en matière de gouvernance. Rien de répréhensible en soi. Que la surexposition du débat sur la gouvernance ait pu contribuer, en fin de compte, à accentuer le sentiment général de confinement et de déconnexion du monde politique est somme toute logique et imputable d’abord aux mandataires incriminés.
Dans ce cadre, la feuilletonnisation médiatique n’a fait qu’épouser les effets de surenchère, de tactique ou de guerre de positions auxquels ont pris part les acteurs concernés. Ce faisant, le feuilleton quotidien a donné corps et forte visibilité à la pièce montée par le plus célèbre citoyen de Bastogne. Mais, au-delà, cédant aux sirènes de l’information-spectacle, il en a sollicité les ressorts, le déploiement, le grossissement, les rebondissements pour en faire un grand théâtre d’été de la scène publique francophone. Il a mis en scène l’attente fébrile de l’épisode toujours à venir, intitulé « Le déscotchage d’Olivier Maingain » mais en fin de compte jamais diffusé.
La limite de pareil cadrage des choses dans l’information n’est pas le manque de pertinence du cadre, ni du questionnement qu’il met en œuvre. Elle réside bien davantage dans le caractère monopolistique de la théâtralité de la vie politique comme mode d’interprétation de ce qui est en jeu. On peut y voir une dérive de l’information que l’on nommera, ici, le stratégisme : la stratégie des ténors et des états-majors et leur communication stratégique comme seuls facteurs d’explication ou de lecture du champ politique dans l’information. Le périmètre et l’horizon du politique sont ramenés aux rivalités, aux coups et aux éclats pour la conquête et pour l’exercice du pouvoir.
LA MODE DE LA RAILLERIE ET DU TRIVIAL
Cette approche relègue aux abysses de la sous-information tout ce qui ne se voit pas ou ce qui ne bouge pas assez en vertu des critères de l’info-spectacle. De fait, intervenant de façon privilégiée « à chaud », la médiatisation tend à sous-traiter les dossiers de fond : ceux liés aux accords de gouvernement, par exemple, et, à ce titre, inscrits dans la durée, longue et si peu « médiatique », du travail gouvernemental et parlementaire. Et elle sous-estime de la sorte, dans ce qu’elle donne à en voir, la difficulté, en politique, de poser des gestes et, surtout, de poser les bons gestes, dans un cadre toujours contraint.
Tout semble se passer, finalement, comme si l’information voulait montrer la politique en faisant l’économie du politique (dans sa part de production, de création, de résolution, de réforme, d’engagement…) Et on peut se demander, à la lumière de ceci, si l’étroitesse de la perception médiatique ordinaire du champ politique n’est pas, elle-même, la raison principale du climat d’excès – dénoncé par l’eurodéputé CDH Claude Rolin – qui a prévalu autour de la chose et de la personne politique dans la « séquence » de cet été. N’est-ce pas la réduction répétée du politique aux scandales, aux cumuls, au carriérisme, au clientélisme, à l’«assistanat »… qui a autorisé le médiatique à s’ériger lui-même moins en donneur d’alerte qu’en magistère doctrinal et moral ?
On assiste, de fait, à une critique du personnel politique inédite par son âpreté, si pas sa brutalité, par ses verdicts aussi précoces que lapidaires, par son ton comminatoire ou ses propos agacés. La disqualification, l’impatience, l’injonction sont devenues monnaie courante. Ainsi la raillerie ou la moquerie, souvent très médiocre et purement dénigrante, que se permettent des journalistes de l’audiovisuel vis-à-vis de leurs invités politiques (dans certaines « cases » en particulier), est-elle devenue l’ultime régression d’une certaine dérive du journalisme politique vers la « mode » de l’amusement ou du trivial. À Pierre-Yves Dermagne, nouveau chef de file de l’opposition PS au Parlement wallon, a‑t-il été ainsi demandé, sur la chaîne publique, le jour même de l’annonce du pas de côté fait par Laurette Onkelinx, si c’était là le signe que les « dinosaures de la politique » en avaient « marre du Politik-Park et des réseaux sociaux » ? Ou si lui-même ne se sentait pas, du coup, « pousser des ailes » ?
LIQUIDATION SANS INVENTAIRE ?
Si son pouvoir ne doit en rien ni jamais être sacré, c’est-à-dire absolu, la désacralisation du politique dans son ensemble, constitue, à nos yeux, un risque pour une démocratie « verticale » en proie au doute et fragilisée, car questionnée sur son fonctionnement (plus que sur ses fondements). C’est plus vrai encore si l’on prend en considération l’effacement des repères et la fragmentation des principes organisateurs des sociétés qui caractérisent ces temps bouleversés. Faire descendre le politique de son piédestal, sous prétexte qu’il l’occupe depuis trop longtemps, peut-il en quoi que ce soit contribuer à tempérer la crise de défiance actuelle ?
Dans ce contexte, il faut prendre garde, me semble-t-il, à la tentation du « dégagisme » : la tentation, sans prendre le temps d’un inventaire rigoureux, de liquider les vecteurs et marqueurs du régime représentatif de la démocratie, mais aussi, dans la foulée, de pousser vers la sortie celles et ceux qui sont supposés les incarner, en raison de leur âge et de leur longévité au pouvoir. Ceux-là mêmes que l’on invitait et que l’on continue à inviter, pourtant, sur les plateaux de télévision, avec l’appétit de leur notoriété et la gourmandise de l’audimat.
Acides ou dissolvants puissants pour la démocratie, les réseaux sociaux jouent, eux, dans cette affaire, un rôle d’accélérateur de particules de défiance. Chercher à en intégrer, fût-ce partiellement, la teneur de la vitupération dans l’information politique traditionnelle représente un autre risque. Celui de transformer le rôle de « chien de garde de la démocratie », au prix d’une interprétation trop littérale, en aboiements indistincts, et d’en faire la définition et la finalité même du journalisme, comme le pointe Fanny Minguet dans un récent et excellent travail de fin d’études consacré au « journalisme constructif »1
La société du mépris, peut-on lire dans la présentation d’un numéro de la revue La pensée de midi n’est pas celle où des hommes en font souffrir d’autres volontairement, c’est celle où l’idée de finalité est en voie d’oubli total et où la stricte logique des moyens s’applique sans limitation à tout et à tous.
- Fanny Minguet, « En quoi le journalisme constructif est-il en mesure de proposer une grille de compréhension de l’actualité qui dépasse les limites de l’information mainstream ? », IHECS, septembre 2017.