Quel rapport entre un Maurice Lippens qui fuit ses responsabilités, en tant qu’ex-président du conseil d’administration de Fortis, dans la gestion interne qui a conduit à la débâcle de la banque en 2008, et le travailleur sans emploi que l’on sanctionne pour irresponsabilité dans son comportement de recherche active d’emploi ?
Le lien existe pourtant bel et bien : l’administration-en-chef erratique du premier a contribué, parmi d’autres facteurs et acteurs, à l’effondrement durable de l’économie européenne et nord-américaine, à des pertes d’emploi massives, à la détérioration accélérée des finances publiques, à des programmes gouvernementaux de réduction des dépenses sociales et des investissements publics, ainsi – on y arrive – qu’à l’adoption d’une réforme structurelle de dégressivité dans le système des allocations de chômage, et de durcissement des plans d’activation de la recherche d’emploi.
La question de ce rapport, pourtant, n’est jamais posée en tant que telle, ni le lien envisagé par les médias d’information générale comme cadrages possibles de l’actualité budgétaire ou des politiques de traitement du chômage.
De façon analogue, le compte-rendu, dans les mêmes médias, d’une journée de mobilisation européenne contre l’austérité n’établit-il aucune inférence éditoriale entre les revendications syndicales, d’un côté, et les « maux de la rue » que vivent les sans-abri à la page suivante.
À la même enseigne, les éditorialistes s’indignent davantage des atermoiements de la négociation politique d’un budget, que des suicides, au même moment, en Espagne, de propriétaires expulsés de chez eux : ces issues fatales de l’appauvrissement structurel qui frappe le gros des populations européennes, passent, manifestement, pour secondaires, apolitiques ou hors cadre.
Il y a pourtant bien, ici aussi, un cadre commun, mais pas de cadrages médiatiques communs. Un Joseph Stiglitz, parmi d’autres, a beau montrer, en la matière, le « prix des inégalités » pour les économies occidentales, son point de vue, aussi pertinent puisse-t-il être considéré, restera cantonné en pages « Forum » ou « Débats ». Il ne se retrouvera jamais dans l’analyse d’un journaliste politique ; tout simplement, parce qu’il y a de moins en moins d’analyse dans l’information, c’est-à-dire de confrontation d’au moins deux idées ou arguments, intégrée dans une pensée ou un point de vue journalistique assumé.
Les cadrages journalistiques, dans cette optique, en arrivent à autonomiser, presque systématiquement, l’objet d’information (un mouvement social, une déclaration politique, l’expulsion de ménages endettés, le vote d’un budget, etc.), à en faire une entité spécifique. Comme si celle-ci pouvait avoir une existence en soi, extérieure à la trame complexe des rapports sociaux qui l’enserre, la fonde et l’agit.
LE COLLECTIF MASQUÉ : LE SYNDROME ZORRO DU RÉCIT MÉDIATIQUE
L’information découpe et, donc, découple, davantage qu’elle ne tisse ou n’articule.
Elle occulte, dès lors, aussi, les « transversalités positives » qui existent, ou peuvent exister, entre des groupes sociaux aux intérêts plus communs ou liés qu’opposés ou disjoints : chômeurs et travailleurs précarisés par exemple ; salariés et consommateurs ; sans-papiers et sans-abri… Ce qui, d’un point de vue démocratique ou citoyen, restreint la capacité d’agir des individus et des groupes, de se constituer, par exemple, en mouvement plus vaste qu’eux-mêmes.
On n’attend pas pour autant des médias et des journalistes qu’ils se muent en agents de transformation sociale. Ce n’est pas leur rôle. Mais pas davantage que ne l’est l’attitude inverse. Or, c’est, indirectement, ce à quoi mène l’information majoritaire, arrivée à ce stade de son évolution… Elle propose, chaque jour, une accumulation kaléidoscopique de faits et d’images d’un monde « qui va mal ». Mais elle n’incorpore pas, ou rarement, dans son approche, les sujets, les angles, ou les points de vue qui pourraient conduire à problématiser les causes profondes du « mal » en termes sociaux et collectifs.
C’est que domine, dans les cadres d’interprétation journalistiques du monde, la figure-mythe de l’individu tout-puissant, capable de modeler le monde à sa guise. Elle ou il participe, entre autres, des procédés de narration du storytelling, du human interest anglo-saxons, ou, de ce côté-ci des eaux, de la théâtralisation, de la protagonisation et de la psychologisation des rapports sociaux ou politiques.
On peut à cet égard se demander en quoi l’information rend tout simplement encore pensable la lecture du monde par le biais de questions publiques et d’actions collectives ? Voici des années que le théoricien américain William Gamson a montré à quel point les conditions de production du discours journalistique (sa « boîte noire », en quelque sorte) lui font éviter « la problématisation du monde en termes d’injustice », d’inégalité sociale, et d’action collective.
Mécaniquement, quand il aborde les questions sociales, le journaliste de service présentera sous forme de témoignages individuels ce qui pourrait être abordé en termes d’enjeux collectifs. C’est le cas typique du témoignage, sur le parking de l’entreprise, du salarié qui vient d’apprendre la fermeture de son usine ou une restructuration de celle-ci. Avec la question rituelle – « Qu’est-ce que vous allez faire, vous, maintenant ? » – qui renvoie l’individu, pourtant confronté à un problème collectif, à une action ou une prise en charge individuelle de son destin, à une sorte de travail thérapeutique sur lui-même comme seule issue…
LES RÉDUITS DU JOURNALISME ÉVÉNEMENTIEL
Les flux d’information tendent, du coup, à véhiculer ce que le sociologue des médias Erik Neveu qualifie de « vision du monde déférente pour l’ordre établi ». En ne (se) posant pas, ou plus, les questions qui interrogent l’évidence du moment – « Les coûts de production, en Belgique, ne sont pas assez compétitifs », « Les Belges n’ont pas d’autre solution devant eux que se préparer à devoir travailler plus longtemps », etc. – l’information embrasse, par défaut, le point de vue officiel, c’est-à-dire l’ensemble des discours empreints de l’autorité a priori, qui forment la doxa sociale.
Moins par conviction, donc, que par l’impensé que représente le pilotage automatique de la construction quotidienne de l’information.
Et cette construction est fortement déterminée par l’évolution du journalisme factuel au journalisme événementiel. Quelle différence ? Là où le journalisme factuel rapporte et informe sur une pluralité de faits, le mode de traitement événementiel de l’actualité, lui, joue sur l’impact de l’unicité de l’événement, ou ce qui est présenté, pour ainsi dire chaque jour, désormais, comme tel. Lequel impact se trouve amplifié par le volume souvent disproportionné de l’espace ou du temps éditorial consacré à l’événement, et par le bruit d’écho de celui-ci, démultiplié à l’infini.
Une telle pression de l’événement sur l’information a pour effet de comprimer le réel lui-même au cœur de celle-ci, de le ramener à ses surgissements (sur)médiatisés, de réduire le monde à « un monde du ’’coucou, me voilà !’’ où chaque événement fait son entrée en scène à toute vitesse et disparaît aussitôt pour céder la place à un autre », selon la formule imagée de l’Américain Neil Postman dans « Se distraire à en mourir », son remarquable ouvrage de 1985 traduit sur le tard.
Dans ce schéma de fonctionnement, l’information tend à ignorer tous les phénomènes qui relèvent de la permanence, de l’invariance, du structurel… Il en résulte que tout événement est présenté, a priori, comme inattendu ou surprenant, à la façon, en quelque sorte, d’un phénomène naturel à l’ère pré-météorologique : selon le paradigme du tsunami ou du séisme que l’on n’a pas vu venir. Essentiellement, peut-être, parce que l’on a cessé de prêter l’oreille ou l’attention aux mouvements, imperceptibles, des plaques tectoniques du réel, aux forces souterraines qui poussent, insensiblement, au changement.
L’événement médiatique, de ce point de vue, est presque toujours traité à la façon d’un dysfonctionnement, d’un accident ou d’un désordre, qu’il convient de dénoncer ou de déplorer, mais qui, selon le sociologue Alain Accardo, « ne saurait remettre en cause la logique objective de fonctionnement d’un système fondamentalement sain, qu’il convient de défendre envers et contre tout ». De la même manière que, faute de jamais en interroger le cœur, note le même Accardo, on s’emploie, sans le savoir, à célébrer diversement l’ordre établi. Quitte à en regretter quelques aspects ou à en arracher quelques masques. Toujours sur les marges.