« Ce à quoi l’on assiste aujourd’hui, dans le secteur de l’information et des médias, c’est à un changement d’écosystème, une mutation structurelle parmi les plus importantes et les plus profondes dans l’histoire de la communication. » Ignacio Ramonet n’y va pas par quatre chemins. Pour lui, nous sommes à l’aube d’un processus d’extinction massive. Tous n’en meurent pas, mais tous sont touchés. À commencer par les quotidiens de la presse papier, dinosaures de la nouvelle ère numérique, pris dans la tourmente des fermetures, des plans d’économie et de licenciement : 120 quotidiens ont disparu aux États-Unis pour 25.000 emplois détruits entre 2008 et 2010. La diffusion de la presse écrite y chute de 10 % par an.
D’autres « espèces » sont, elles aussi, menacées de disparition. Des chaînes d’information en continu s’éteignent. Signe que les grands groupes multimédias, ces mastodontes constitués dans les années 1980 et 90, se sont avérés inefficaces, face à la prolifération des nouveaux modes de diffusion de l’information, pour protéger leurs fleurons et leurs intérêts. Troisième groupe au monde, News Corporation, propriété de Rupert Murdoch, a reconnu des pertes annuelles supérieures à 2,5 milliards de dollars. Le Financial Times, un des hérauts les plus prestigieux du capitalisme libéral dans le monde, paie ses rédacteurs trois jours par semaine…
La question tarabuste les patrons de presse du monde entier. Sans que personne ne soit encore parvenu à trouver la martingale. La baisse constante des ventes des journaux papier et le manque à gagner qui en résulte ne sont pas épongés par les gains de lecteurs sur la Toile : même en hausse, l’audience Internet rapporte moins auprès du marché publicitaire. Que ce soit sur le Net, les smartphones ou les tablettes, les recettes du numérique demeurent une toute petite partie des revenus globaux des groupes médias. Et lorsque les sites web des grands journaux passent au tout-payant, comme le Wall Street Journal ou le Times de Londres, la fréquentation s’effondre : de 22 millions à 200.000 pour ce dernier.
UNE INFORMATION QUI NE VAUT RIEN
Ignacio Ramonet pose les termes de l’équation. La prolifération des nouvelles entreprises de communication, qu’il s’agisse des firmes télécoms, de Google, de Facebook ou de Twitter, contribue à la maximalisation de la recherche des profits. Dans cette optique, l’information est une matière première que l’on vend et revend, peu importe le contenu. Ce qui compte, c’est de pouvoir la proposer au plus grand nombre : « Le marché de l’information ne consiste plus à vendre de l’information aux gens, mais à vendre des gens, des consommateurs, aux annonceurs. » La seule valeur de l’info, dans cette optique, c’est sa consommation.
« C’est ce qui explique, pour l’essentiel, la mauvaise qualité de l’information journalistique actuelle », renchérit l’ex-éditorialiste en chef du Diplo (comme l’appellent ses plus fidèles lecteurs et amis). Pour être la plus attirante et la plus rentable possible, en effet, elle doit, selon les dogmes en vigueur, être instantanée, simple, manichéenne, émotionnellement forte, people… Par ailleurs, comme elle est en offre surabondante dans la multiplicité des flux qui s’entrecroisent, selon la logique du marché, « cette information ne vaut rien ».
Or, comment faire du profit avec « du rien » ? Une information qui ne vaut rien se vend difficilement. Alors, les éditeurs l’offrent… le plus largement possible, en essayant ainsi de bénéficier de davantage de retombées publicitaires, et en la subventionnant, pour le reste, par les rentrées de la presse papier. Mais comme ils la proposent gratuitement ou presque cette information web, ils ne vont pas non plus dépenser trop pour la produire. On réduit les effectifs et les moyens, y compris dans les rédactions non web. On prolétarise les entrants dont le statut professionnel, économique et social se détériore : c’est le cas en particulier pour les galériens du web. Et on compense le manque à gagner des ventes par l’intrusion du marketing dans le rédactionnel…
Quand le magazine en ligne Slate appartenant au groupe du Washington Post commente un livre ou un DVD, des liens relient le texte au site de vente en ligne Amazon. Pour chaque vente effectuée, Slate perçoit 6 % du prix. La déontologie journalistique s’est toujours montrée sourcilleuse à l’égard de l’étanchéité de la frontière entre information et communication notamment commerciale. Cette barrière, on le voit, a été « explosée », elle aussi.
WIKILEAKS, L’OXYGÈNE D’UN NOUVEAU BIOTOPE
Hier, le journalisme « idéal » se revendiquait éclaireur de la société ou éducateur du peuple, ses contenus s’efforçaient de fabriquer de la citoyenneté, il se vivait conciliant pour les plus vulnérables et impitoyable pour les plus puissants. Aujourd’hui, à leur corps défendant ou non, nombre de journalistes des médias d’information centraux cherchent avant tout à « fasciner le peuple » (à l’égard duquel ils n’éprouvent que condescendance), ils font eux-mêmes partie des people (moins, c’est vrai, dans l’espace francophone belge), et ils se font les vecteurs – par simplification, par « objectivité », par conformisme professionnel, par adhésion au diktat de l’événement, par renoncement au questionnement de l’ordre des choses… – des recettes de la globalisation économique et financière libérale.
« Les grands médias posent un réel problème à la démocratie, se désole celui qui a été le premier à formuler le concept de la pensée unique (dans un éditorial de 1995). Ils ne contribuent plus à élargir le champ démocratique, mais à le restreindre, voire à se substituer à lui. Les groupes médiatiques sont devenus les chiens de garde du désordre économique établi. Ces groupes sont devenus les appareils idéologiques de la mondialisation. » Aux États-Unis, poursuit-il, un cinquième des membres des conseils d’administration des mille principales entreprises des États-Unis siège également à la direction des plus grands médias : « La communication est devenue une matière première stratégique. Le chiffre d’affaires de son industrie s’élevait en 2010 à 3.000 milliards d’euros (15 % du PIB mondial) ».
Le pire demain, pour autant, n’est pas certain. Le journalisme, Ignacio Ramonet en est convaincu, existera toujours, car « c’est un pilier essentiel de la démocratie ». Si des médias disparaissent au fil de la mutation en cours, « de nouveaux biotopes se développent qui proposent d’autres façons de faire du journalisme ». Une évolution bornée par le phénomène Wikileaks : « Il existera un avant et un après Wikileaks dans l’histoire du journalisme qui s’écrira dans quelques années », soutient celui qui a été (élu) directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.
La philosophie de l’entreprise de Julian Assange est que, en démocratie, tout secret est fait pour être dévoilé. Par la divulgation d’archives et de documents confidentiels, ce que Wikileaks a démontré et démonté, en marge des contenus exhumés eux-mêmes, estime Ignacio Ramonet, c’est l’illusion que nous avions d’être bien informés, alors que « des continents entiers d’informations nous faisaient défaut sur des affaires aux enjeux extrêmement graves. » Pour Ignacio Ramonet l’enseignement principal de Wikileaks, c’est que le journalisme défini comme la recherche et la mise au jour de ce qui est caché par les pouvoirs ne fonctionne tout simplement plus dans les médias classiques.
MORDRE LE DOIGT PLUTÔT QUE SCRUTER LA LUNE
C’est sans doute pour cela que la très grande majorité d’entre eux a réagi en stigmatisant les méthodes et en dévalorisant les contenus de Wikileaks : « Les révélations de Wikileaks ne nous ont rien appris que nous ne connaissions pas déjà », a entonné – avec beaucoup de mauvaise foi – le chœur médiatique… sans même prendre la peine de se pencher sur les informations recelées dans les fuites publiées. Préférant mordre le doigt plutôt que scruter la lune que celui-ci pointait…
Et au bout du doigt, notamment, Wikileaks a dévoilé l’existence d’un gigantesque État sécuritaire occulte parti des États-Unis. En tient lieu de confirmation, en quelque sorte, la violence de la réplique et l’extrême sévérité des peines infligées aux Cassandres : « Pour avoir fait circuler librement des informations cachées – alors même que la libre circulation de l’information est au cœur du concept hyper valorisé de la société de l’information – le soldat américain Bradley Manning [NDA : à l’origine de la fuite des câbles sur les opérations de l’US Army en Afghanistan] a été embastillé par une justice médiévale. » Quant à Julien Assange, quoi qu’en aient jugé la justice britannique, Paypal ou Mastercard (qui ont tenté de le ruiner), « rien n’arrêtera le mouvement qu’il a enclenché, pronostique Ramonet, puisqu’avec la numérisation, les archives sont dématérialisées et accessibles à tous ». Et de rappeler que la mission première du journalisme est moins de diffuser, en l’ayant retraité, de l’information que l’on reçoit ou que l’on trouve en masse, que de chercher l’information rare, c’est-à-dire celle qui se dissimule.
Dans une société parmi les plus éduquées de l’histoire de l’humanité, et dans un monde de plus en plus complexe, selon Ignacio Ramonet, la demande d’une information de qualité, d’un journalisme critique permettant le recul et porteur de points de vue exprimés honnêtement, d’analyses en profondeur, et de données occultées ne va cesser de croître.
Et qui sait ce que réserve l’avenir, confie l’hôte d’un soir de Télé MB et de l’Université de Mons : « L’écriture a 5.000 ans. Il a fallu 500 ans, à partir de l’invention de l’imprimerie, pour que s’épanouisse l’humanisme à l’échelle de nos sociétés. Le web n’existe que depuis 22 ans. Or, combien de changements d’une profondeur globale dans nos vies depuis… » Il en est persuadé : d’autres suivront.