Attention, nous prévient Hans d’entrée de jeu lors de notre entretien, « je traite essentiellement du quartier du Vieux Molenbeek (le « Molenbeek historique ») c’est-à-dire du noyau médiéval autour de la Place communale, ces 25 dernières années ». Si le périmètre est circonscrit, l’ambition n’en reste pas moins grande. À partir de près de 150 entretiens d’acteurs sociaux, culturels, religieux, d’habitants, de commerçants, de profs, etc. qu’il a rencontrés durant trois ans, il dresse un portrait tout en nuance d’un quartier dont les 18.500 habitants sont constamment caricaturés par les médias, en essayant d’aller au-delà des clichés, de l’islam et de la pauvreté. Avec une focale large : « J’ai essayé de comprendre ce quartier à travers un spectre thématique kaléidoscopique : l’enseignement, la jeunesse, la religion, les migrations, la crise du logement, mais aussi le réaménagement urbain, la production de richesse des start-ups et du commerce international, l’associatif… »
MÉTAMORPHOSES URBAINES
L’autre objectif de son livre, c’est de rendre compte des nouvelles dynamiques urbaines qu’il a observées : « Depuis près de 10 ans, on voit le centre de Bruxelles avancer vers l’Ouest. Il englobera à terme le Vieux Molenbeek. La zone du canal n’est plus la frontière mentale absolue qu’elle a pu être ! » Et de citer touts les lofts qui se sont construits, le Meininger Hotel, le nouveau musée d’art urbain MIMA ou encore le réaménagement de la Place communale (« un bijou ») où se sont récemment installés un resto thaï et un bar à smoothie, « ce qui était inimaginable il y a encore 10 ans ! ». Ces métamorphoses ne sont d’ailleurs pas sans entrainer des risques de gentrification dans un quartier marqué par un fort manque de logements décents et salubres à prix accessible. Même si pour le moment, le quartier reste mixte, certains ménages parmi les plus modestes ont déjà dû quitter une zone qui devient progressivement impayable.
De plus en plus de nouveaux groupes « découvrent » donc ou s’installent dans la commune : classe moyenne, touristes, peut-être à terme des hommes d’affaires. Hans Vandecandelaere évoque donc des questions qui vont se poser à terme : « comment les commerçants maghrébins vont-ils s’adapter à ces nouveaux groupes de consommateurs et diversifier leur commerce ? » Mais également des questions plus sociétales : « quel impact y aura-t-il à se montrer ouvertement homosexuel dans la rue, ce qui est problématique aujourd’hui ? Quel impact aussi pour les femmes dans l’espace public ? » Les nouvelles migrations, provenant principalement des pays de l’Est et d’Afrique noire, peuvent aussi changer la donne d’un quartier perçu pour l’instant comme presque uniquement peuplé de « Marocains ». Car l’image du « Molenbeek, Marrakech de Bruxelles » est à interroger : « Il faut arrêter de faire des « Marocains » un bloc monolithique ». Car, outre les nouveaux habitants déjà cités qui bousculent la démographie du quartier, « si les Maghrébins restent certes majoritaires, ils sont loin de constituer un tout homogène. Ainsi, « de 1ère, 2ème ou 3ème générations, avec ou sans papiers, arrivés récemment du Maroc, d’Algérie ou nés ici, ou encore d’origine marocains mais provenant d’autre pays d’Europe comme les Pays-Bas, l’Espagne ou l’Italie, si l’on rentre dans le détail, on s’aperçoit qu’il est en réalité fractionné en multiples sous-groupes qui ont chacun leurs propres pratiques, leurs propres discours et qui ne vivent pas les mêmes réalités. »
UN VILLAGE EN ÉVOLUTION
Molenbeek n’est pas comme on l’entend souvent un ghetto où les habitants ne sortiraient jamais de leur quartier : « Un ghetto non. Un côté village oui. Si les personnes plus âgées sont peut-être plus ancrées dans ce village, les Marocains récemment venu d’Espagne par exemple, se sentent très peu reliés au quartier. Ils ne vont pas du tout avoir de discours type « notre quartier ». Pour se former, les jeunes sont bien obligés de sortir d’une commune qui n’a qu’une seule école secondaire et aucune université. Et même parmi les jeunes disons « problématique », ceux qui trainent dans la rue et qui s’identifient fortement avec le quartier type « Molem, c’est à nous », leur mobilité est bien plus large et suit toute la zone du canal : ils se déplacent à Schaerbeek ou à Anderlecht. » Le côté village se retrouve aussi dans un certain nombre de « règles qui sont dictées par la religion et la culture. Par exemple, les femmes marocaines musulmanes ne vont pas fumer dans le quartier. Elles vont le faire au centre-ville de Bruxelles, mais pas dans un salon de thé à Molenbeek. Même si d’autres luttent pour ça, je connais des musulmanes très impliquées associativement qui pratiquent l’envahissement des salons de thé pour y imposer plus de mixité. » Et lorsqu’on lui parle de la sortie du correspondant de Libération Jean Quatremer sur Molenbeek comme étant « l’Arabie Saoudite » et où la plupart des femmes seraient voilées, Hans rétorque : « Que cette personne vienne juste voir les choses sur place ! Rien que le voile, not an issue [pas un problème ndlr], le nombre de fois qu’on voit des copines ensemble, certaines portant le voile, d’autres pas ! On doit être dans le 50/50 entre femmes musulmanes voilées et non voilées, à part peut-être le marché du jeudi où là elles sont à 90 % voilées, ce qui s’explique peut-être par le fait que ce sont surtout des femmes âgées, d’une génération plus traditionaliste, qui vont faire le marché.»
Ceci étant, Molenbeek reste une zone urbaine où l’islam est très fortement présent : « Le Vieux Molenbeek est plutôt un quartier conservateur au niveau éthique où il y a de fortes chances qu’on soit contre l’avortement, l’euthanasie, le sexe avant le mariage, etc. Il ne faut pas juger et condamner, mais prendre ce conservatisme comme un point de départ, voir les dynamiques à l’œuvre et les évolutions possibles tout en sachant qu’on ne peut pas espérer que tout le monde s’émancipe à un rythme unique et uniforme imposé par une société large. Il faut aller pas à pas. » Et de pointer par exemple le fait de mettre des hommes et des femmes ensemble pour voir un spectacle préparé par des femmes du quartier, inimaginable il y a 10 ans et qui devient possible aujourd’hui. Ou une mixité apparemment de mieux en mieux acceptée dans les ateliers artistiques alors qu’elle était compliquée à réaliser il y a quelques années. Rien n’est figé donc, il est nécessaire de porter un regard dynamique sur la situation et de mesurer le chemin parcouru. « Même s’il ne faut pas négliger non plus le fait qu’il y a aussi en parallèle un mouvement vers de nouvelles formes de conservatismes et vers une ultraorthodoxie. Il y a les deux en même temps. »
MOLENBEEK FACE AU MIROIR MÉDIATIQUE
Face à l’image d’un Molenbeek coupe-gorge souvent décrit médiatiquement, Hans indique que « dans le Vieux Molenbeek, si l’on croit les chiffres de la police, la criminalité est en baisse. Molenbeek n’est plus le far-west qu’elle a pu être. Je pense qu’il faut faire une distinction entre la criminalité réelle et la perception émotionnelle de la sécurité. » Par rapport à ce dernier point, il reste des défis : « Le deal reste encore trop visible à mon sens. La lutte contre l’insalubrité doit être menée de manière encore plus ambitieuse, tout comme celle contre le harcèlement de rue des femmes. » Un harcèlement qui touche d’ailleurs aussi des femmes voilées. « Il y a tout un boulot à faire à ce niveau. Mais il n’y a sûrement pas de « no-go zones », c’est-à-dire de zones où la police ne pourrait pas rentrer. »
Souvent mise en avant, la situation catastrophique de l’emploi (très préoccupante avec 30 % de chômage et un taux qui dépasse les 40 % pour les moins de 25 ans) ne doit pas non plus masquer d’autres dynamiques en cours : « Molenbeek n’est pas que pauvreté et chômage. N’oublions pas qu’il y a 70 % des actifs qui travaillent et produisent des richesses. Richesse culturelle du secteur associatif, mais aussi production économique des start-ups attirées par les loyers modérés, des commerçants, des entrepreneurs d’import-export tout à fait mondialisé qui passent leur temps à voyager. Il y a près de 400 entrepreneurs rien que dans ce tout petit quartier. »
Par rapport à l’image d’un Molenbeek soutenant terrorisme et djihadisme, Hans rappelle que s’il existe, dans le cadre de réseaux criminels, un groupe infime à l’échelle de la commune qui s’entraide et peut bénéficier de l’appui d’un cercle de proches, on est loin de l’omerta supposée et du soutien généralisé de tout un quartier ou de toute une communauté devenue au contraire très consciente des dangers de la radicalisation. Si les premiers partis en Syrie au début de la guerre civile ont pu passer un temps pour des héros allant combattre « Bachar le boucher », à une époque où personne ne faisait rien contre lui, les images de décapitation de Daesh et les attentats de Paris et Bruxelles ont fini par discréditer totalement les djihadistes au sein du quartier. « Ils sont unanimement condamnés. Chez les jeunes, le 22 mars, c’était le choc total, ils espéraient même que les auteurs n’étaient pas arabes, car ça allait forcément leur retomber dessus. Et lorsque Jan Jambon a déclaré que des gens avaient dansé pour fêter les attentats, ça a offusqué beaucoup de monde ici, qui était tout autant marqué que le reste de la Belgique par les évènements. Il ne faut pas oublier que Loubna Lafquiri, qui habitait Molenbeek, a laissé la vie à Maelbeek. »
In Molenbeek, Hans Vandecandelaere, Epo, 2015