Ras-El-Hanout, c’est quoi ?
L’aventure a commencé il y a 6 ans. On voulait créer un espace de communication, de réflexion, et d’expression à travers la culture, principalement le théâtre. Au départ, il s’agit d’un groupe d’éducation permanente qui a donné naissance à une troupe. On n’était pas des comédiens, certains voulaient jouer mais d’autres voulaient juste raconter leur histoire… ça a donné notre première pièce « Fruit étrange® », qui traitait du racisme et des discriminations. Ça a été une thérapie pour les participants qui ont pu raconter une histoire qui raisonnait chez eux. Et voir ces sujets-là abordés d’une manière théâtrale a tout de suite accroché très fort au niveau du public. Notre public, ce sont essentiellement des jeunes de 18 à 25 ans, beaucoup de scolaires, beaucoup de filles, et majoritairement des musulmans ou des gens d’origine marocaine même si nos pièces sont ouvertes à tous et attirent aussi d’autres publics via des partenariats.
Vos pièces sont toujours ancrées dans la vie ?
L’ancrage est toujours réel même si après on divague un peu. Pour nous, quand on écrit une pièce ou qu’on fait un atelier, c’est important de bien cerner ce dont on parle, de se poser des questions, de se documenter, de rencontrer des spécialistes etc. Pour « 381 jours », par exemple, qui raconte le boycott des bus par les Afro-Américains dans les années 60 mis en parallèle avec les inégalités ici et maintenant, on a étudié le mouvement des droits civiques et on a voyagé aux Etats-Unis.
Je crois qu’il y a trois éléments qui font que ça plait et qu’on amène au théâtre des gens qui n’y avaient jamais mis les pieds. D’abord, une dimension éthique, on veille à faire des spectacles « familiaux », où il n’y a pas de vulgarité, ce qui rassure les parents. Ensuite, on est très engagé. Une pièce, c’est une autre forme d’expression politique au même titre qu’une carte blanche, qu’un livre ou qu’une tribune. Et avec le théâtre, on peut exprimer, à travers une expérience humaine, toutes les contradictions et les nuances d’une situation. Enfin, c’est un style qui parle au quartier, de l’humour populaire qui revisite l’humour bruxellois, de l’autodérision, du second degré même s’il y des moments plus posés, émouvant ou qui amènent à la réflexion. Les gens du public nous disent souvent qu’ils ont passé un super moment avec notre pièce et appris plein de choses qu’ils n’auraient pas eues l’occasion d’apprendre sinon.
On collabore également depuis près de 10 ans avec le CREMIS (Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations à Montréal) pour réaliser des créations théâtrales qui utilisent des paroles non inventées, notamment celles issues de recherches de terrain.
Je peux aussi citer « Bab Marrakech », qui raconte l’histoire d’Ismaël Akhlal avec qui j’ai fondé l’asbl. « Marrakech », c’est le magasin de son père, où il a travaillé un an. On en a fait une pièce. c’est un magasin de la Chaussée d’Ixelles où il y a un petit peu de tout, aussi bien dans les produits que dans les clients : des gens de l’est, des expats, des marocains, des turcs etc.
Et comment se passent les ateliers ?
On a commencé à en organiser en 2011, suite à de nombreuses demandes d’associations, d’écoles ou de maisons de quartier. On travaille sur l’expression, la confiance en soi, des dimensions qui sont aussi importantes pour nous dans un parcours, surtout à l’âge charnière des 15 – 20 ans. C’est du théâtre d’intervention. On se réfère beaucoup à Augusto Boal et au théâtre de l’opprimé. Le thème n’est jamais imposé. On part de leur vie quotidienne pour aboutir à un sujet qui peut être intéressant à travailler. On a créé une quinzaine de pièces qui traite de l’austérité en Grèce, de l’égalité homme-femme, la téléréalité, de l’exclusion du chômage, de la famille, des personnes sans-abris, de Molenbeek… Ces pièces sont ensuite données pendant le festival « En avant la jeunesse ».
Pourquoi lancer à présent un nouveau lieu, l’Épicerie ?
On a créé des pièces, on avait envie d’aller dans l’interaction, on est allé vers le théâtre ‑action, ça nous a amené à travailler avec les jeunes et à lancer l’académie de théâtre. Aussi bien par le volume d’activité, près de 90 représentations sont prévues cette saison, tous les ateliers à mener, que la spécificité de notre approche (le fait que notre théâtre soit engagé, bruxellois, populaire et musulman) on ne trouvait pas forcément de place ailleurs. Même si beaucoup d’institutions collaborent régulièrement avec nous, ça restait très ponctuel à chaque fois. Pour répéter régulièrement, développer notre volume d’activité et réduire les coûts à long terme, il nous fallait un lieu propre. D’où ce projet d’un lieu de diffusion de spectacle et d’ateliers qui sera aussi une pépinière d’associations. L’Epicerie réunira en effet Ras-El-Hanout mais ce ne sera pas la seule « épice ». Il y aura aussi notamment le TYN (Talented Youth Network qui fait de la formation pour les jeunes) et l’Ancre des familles.
Le fait que vous assumiez votre point de départ musulman pose-t-il parfois problème, notamment pour trouver des financements publics ?
En fait, la difficulté n’est pas tellement d’avoir un peu de subsides, on arrive à en avoir un peu car beaucoup de gens réalisent que même si elles émanent de musulmans, nos activités n’ont pas un aspect théologique ou religieux et sont ouvertes à tous, qu’on fait de l’éducation par la culture. Parfois, il y a des rumeurs dans certains cabinets selon lesquelles on serait financés par les mosquées… Alors que pour certains, selon leur interprétation de la religion, théâtre, mixité dans les ateliers, musique, notre approche engagée… cela ne va pas quoi ! Bref, on nous voit un peu comme « borderline », des deux côtés. Ça nous fait penser qu’on fait quelque chose d’équilibré ! On touche des subsides ponctuels mais, comme beaucoup d’autres asbl, on a du mal à avoir des financements plus structurels. L’Epicerie compte essentiellement sur la débrouille — les sièges ont été donné par la Maison de la Culture de Namur, la scène fabriquée par les jeunes de l’OISP FTQP — et le crowdfunding pour mener à bien ses activités. On est plutôt orienté vers le financement participatif : c’est notre public qui décidera si le projet pourra aboutir via leurs dons. Or, on sent un vrai soutien populaire et une vraie demande dans le quartier pour notre initiative, on a la « baraka ». Les dons et les inscriptions à nos ateliers affluent même si on a encore besoin de moyens pour l’achat du bâtiment.
On peut d’ailleurs se poser la question des moyens mis en œuvre dans la culture à Molenbeek face à la radicalisation. La culture, c’est un des plus efficaces moyens de prévention, mais il est à développer sur le long terme. Ça permet d’éviter que des personnes exercent l’extrême parce qu’elles sont elles-mêmes formées et fortes comme des rocs à l’intérieur. Or, aujourd’hui à Molenbeek, on met beaucoup de moyens dans des mesures de sécurité et on alloue si peu à l’éducation et la culture. Or, si le cadre ne change pas fondamentalement, si on fait ce qu’on a toujours fait, on obtiendra ce que l’on a toujours obtenu.
Et est-ce que vous travaillez aussi l’identité belgo marocaine, « maroxelloise » ou l’identité musulmane, dans l’idée de se la réapproprier, alors même que les musulmans sont plus parlés par les médias – souvent mal d’ailleurs dernièrement – qu’ils ne parlent, et que la parole est rarement donnée aux musulmans ordinaires ?
Ça c’est vraiment l’idée même du Festival Salam’Aleykoum. C’est exactement cela ce que tu viens de décrire mais cet aspect est aussi présent sur d’autres projets. Par exemple à l’occasion de l’opération « 50 ans de d’immigration marocaine », on a fait une pièce qui s’appelle « Li Fet Met » qui continue à tourner. « Li Fet Met » veut dire littéralement « le passé est mort » et donc c’est une pièce de théâtre-action où on joue une première fois quelques scènes avec à chaque fois une issue dramatique négative, puis on le rejoue avec le public pour trouver des solutions. Et donc, on est là dans une famille d’origine marocaine, qu’on peut voir par extension comme une famille issue de l’immigration tout court. On a le grand-père, que j’interprète, qui ne parle que la langue du pays d’origine, le petit-fils qui ne parle que la langue du pays d’accueil, la Belgique. Les parents qui sont au milieu doivent jouer un rôle de transmission. Un jour, on demande aux enfants de faire un devoir sur l’immigration à l’école. Mais le petit-fils est incapable de communiquer avec son grand-père parce qu’ils ne parlent pas la même langue. Et puis le grand-frère rentre, il veut que sa mère lui fasse à manger, elle est en train de regarder une série. Le père n’est pas là parce qu’il travaille la nuit. Donc, il y a tout un imbroglio qui est assez sympathique à dénouer. Une bloggeuse qui a assisté à cette pièce a chroniqué la pièce en disant que c’était un bon moyen de voir comment cela se passe dans une famille issue de l’immigration, que c’était non seulement marrant mais qu’en plus c’était participatif. Et de fait, on a des jeunes qui disent : « je pense que le problème, c’est que la mère devrait être plus disponible pour untel ». Nous, on lui dit : « Viens monte, et prend la place de la mère » — et on rejoue la séquence, évidemment on l’aide un peu à comprendre… on exerce un peu la pression — c’est le concept du théâtre-action avec un opprimé et un oppresseur. Et c’est intéressant comment il le vit sur scène. Il y en a qui disent : « je ne me rendais pas compte de ce que c’était en fait, ma mère, je devrais lui embrasser les pieds tous les jours parce que c’est impressionnant tout ce qu’elle doit faire ! »
Et donc, on est là pour parler de quelque chose mais on n’est pas en train de stigmatiser mais on essaye d’apporter des solutions. C’est une pièce qui marche très fort, beaucoup de femmes y assistent, et y participent. Cela permet de faire et de dire sur scène des choses qu’on ne peut peut-être pas dire dans la vie de tous les jours parce que dans la vie de tous les jours on fait comme toujours…
Et que ça traite de problématiques qui parlent à vos publics mais qui n’apparaissent jamais dans les médias.
Exactement. Si c’était un reportage à la télé, on y aurait dit « Oh la la, la domination patriarcale ». Nous, nous avons une autre approche. Si le mari n’est jamais là, c’est aussi parce qu’il fait un travail de nuit parce que c’est le seul travail qu’il a pu obtenir avec ses qualifications. Et puis lui sa « mission », c’est comme cela qu’il a été éduqué, c’est de pourvoir au besoin matériel de sa femme. On essaie de raconter un peu les personnages et de se mettre à leur place, et puis de là, de bouger les lignes et de trouver des solutions. Quelquefois, on a des spectateurs qui disent que « ok, que c’est ça qu’il faut faire mais je ne le ferai pas parce que ce n’est pas réaliste ». Il faut alors travailler sur ce pourquoi ils disent qu’ils ne le feront pas. Sur ce « ce n’est pas réaliste qu’on change les rôles à ce point dans le foyer ». Dans tous les cas, placer les gens dans la situation, ça met le truc en question quand même, ça sème au moins une petite graine.
Infos : ras-el-hanout.be et centrelepicerie.be