École de cirque palestinienne

Offrir une « safe place » dans un environnement verrouillé

Photo : Palestinian circus school

L’École de cirque pales­ti­nienne (ECP) était en Bel­gique début juillet 2024 pour un stage d’échange qui a vu des étu­diants pales­ti­niens s’entrainer et mon­ter un spec­tacle avec des étu­diants belges. À cette occa­sion, Noor Abo Alrob, direc­teur artis­tique de l’École de cirque, a répon­du à nos ques­tions concer­nant l’évolution de la situa­tion en Pales­tine, en par­ti­cu­lier des dif­fi­cul­tés accrues pour mener une acti­vi­té cultu­relle comme le cirque en Cis­jor­da­nie lorsque tout est contrô­lé par Israël. Mais aus­si nous dire en quoi ces acti­vi­tés artis­tiques res­tent plus que néces­saires quand tous les hori­zons semblent bou­chés et l’ambiance suffocante

[Entretien réalisé le 7 juillet 2024]

Pourquoi êtes-vous en Belgique aujourd’hui ?

L’année der­nière nous avons accueilli en Pales­tine pen­dant trois semaines 24 per­sonnes pro­ve­nant de six écoles de cirque de toute la Bel­gique. Cette fois-ci, c’est au tour de l’École de cirque pales­ti­nienne de venir en Bel­gique. Nous tra­vaillons ensemble, nous échan­geons beau­coup sur tous les plans, nous par­lons de nos cultures res­pec­tives, et essayons de nous ren­con­trer à tra­vers le cirque. C’est ce qui nous réunit, nous qui sommes issus de par­cours et de contextes très dif­fé­rents. Le cirque est en effet un de ces outils qui per­mettent d’aller au-delà des bar­rières. Car quand deux per­sonnes se mettent à jon­gler ensemble, elles se connectent immé­dia­te­ment et se mettent rapi­de­ment à se com­prendre même si elles ne par­tagent pas la même langue, les mêmes reli­gions, les mêmes ori­gines, etc.

Vous permettez à près de 300 enfants de bénéficier de vos cours et de votre programme en Cisjordanie de l’ECP. En quoi est-ce une manière d’améliorer le quotidien de ces enfants qui subissent une situation difficile et de leur redonner du pouvoir d’agir ?

La ten­sion est leur quo­ti­dien. Par­fois, le simple fait d’aller à l’école peut être ris­qué. Par­fois, votre ville est inves­tie par l’armée israé­lienne et vous êtes confi­né chez vous. Par­fois, vous per­dez vos cama­rades de classe, qu’ils soient tués ou empri­son­nés, ce qui est hau­te­ment trau­ma­ti­sant. C’est une situa­tion qui n’est évi­dem­ment pas facile à digé­rer. C’est pour­quoi l’ECP se veut un espace qui accepte tout le monde et forme une com­mu­nau­té offrant un sup­port, une aide au déve­lop­pe­ment tech­nique, mais aus­si au déve­lop­pe­ment émo­tion­nel de ses par­ti­ci­pants. Il réunit des gens ensemble pour qu’ils puissent s’exprimer alors que c’est dif­fi­cile un peu par­tout, que ce soit dans la rue, à l’école et par­fois même à la mai­son. L’ECP est en effet un endroit où on peut être libre. C’est une « safe place » qui pro­tège et encou­rage les enfants non seule­ment à faire du cirque, mais aus­si à dis­cu­ter de chose dont on ne dis­cute pas ailleurs.

Nous uti­li­sons la méthode du cirque social dont le cœur est de déve­lop­per dif­fé­rentes apti­tudes de manière col­lec­tive, et non pas en com­pé­ti­tion comme on peut l’être par exemple à l’école ou dans le sport. L’idée est vrai­ment de se fixer et d’atteindre des objec­tifs en groupe. Il s’agit aus­si de construire la confiance en soi, la pen­sée cri­tique, la liber­té d’expression… Ces valeurs consti­tuent les fon­da­tions de notre école que nous réa­li­sons au tra­vers de jeux de cirque, de tech­niques cir­cas­siennes, en créant les spec­tacles, des stages, des moments de repré­sen­ta­tions avec les familles.

Est-ce que c’est devenu plus dur de développer une activité culturelle comme vous le faites depuis les attaques du 7 octobre ?

Si le 7 octobre est un moment char­nière de l’histoire de la Pales­tine, nous essayons de sen­si­bi­li­ser la popu­la­tion au fait qu’il n’est en revanche pas le point de départ de ce qui arrive en Pales­tine aujourd’hui. C’est un évè­ne­ment impor­tant, certes, mais il prend place dans une his­toire qui a débu­té il y plus de 75 ans. L’État d’Israël s’est construit depuis 1948 sur le dépla­ce­ment des Pales­ti­niens, la Nak­ba. Un évè­ne­ment qui a encore des réper­cus­sions aujourd’hui.

Depuis le 7 octobre 2023, nous vivons un niveau de vio­lences dans l’occupation israé­lienne encore jamais atteint avec un grand nombre de Pales­ti­niens tués, dépla­cés, empri­son­nés… Eau, élec­tri­ci­té, nour­ri­ture : un grand nombre d’éléments de base pour sur­vivre viennent à manquer.

Les médias mains­tream évoquent peu ces aspects-là. Ils ont sou­vent une vision biai­sée de ce qui se passe à Gaza et en Cis­jor­da­nie. Les récits qui relatent le mieux ce qui se passe sur le ter­rain pro­viennent plu­tôt des télé­phones por­tables et des vidéos dif­fu­sées sur les réseaux sociaux. Les gens se filment eux-mêmes, les blo­gueurs racontent ce qu’il se passe au plus près des évè­ne­ments. Ils nous per­mettent de voir ce qu’il se passe.

Gaza vit l’une des pires crises qui n’aient jamais été vécues dans le monde d’après les Nations-Unies elles-mêmes. Cela affecte bien sûr toutes les com­mu­nau­tés pales­ti­niennes, sépa­rées par les auto­ri­tés israé­liennes (Gaza, Cis­jor­da­nie, Jéru­sa­lem-Est, les Pales­ti­niens d’Israël et les réfugié·es hors de Pales­tine). Ces com­mu­nau­tés pales­ti­niennes sont toutes décon­nec­tées les unes des autres. Moi qui vis en Cis­jor­da­nie, je ne peux pas aller à Gaza ni à Jéru­sa­lem ; les réfu­giés en Jor­da­nie ne peuvent pas venir en Pales­tine, etc. Chaque com­mu­nau­té a donc ses propres contextes et des res­tric­tions légales très variables. Cette sépa­ra­tion pro­vo­quée par l’occupation israé­lienne vise en réa­li­té à empê­cher toute pos­si­bi­li­té d’unité au sein du peuple pales­ti­nien. Mal­gré cela, la plu­part des Pales­ti­niens essayent de s’unir au-delà des dif­fé­rences, des tra­di­tions, des points de vue poli­tiques de cha­cun. Car ce qui nous réunit tous et toutes, c’est la recherche de la liber­té et d’égalité, c’est la fin de l’occupation israé­lienne. C’est un vœu que par­tagent l’ensemble des Palestiniens.

Ces res­tric­tions ont des effets très concrets sur nos acti­vi­tés. Il est par­fois dif­fi­cile de réunir tout le monde en rai­son des res­tric­tions de mou­ve­ments. L’année der­nière, nous vou­lions faire venir des gens de Gaza et de Jéru­sa­lem à notre stage, ça n’a mal­heu­reu­se­ment pas été pos­sible du fait de ces res­tric­tions qu’on nous impose. Mais l’idée est bien là, celle de réunir les gens, de réunir les Pales­ti­niens. Dans le stage actuel, il y a des Pales­ti­niens de plu­sieurs villes et vil­lages dif­fé­rents, de camps de réfu­giés de Cis­jor­da­nie… c’est déjà un mélange très riche. Mais pour ren­con­trer des Pales­ti­niens de Gaza ou de Jéru­sa­lem, cela ne peut se faire qu’en Europe, lors de work­shops ou de tournées.

Vous dites que vos activités sont déjà fort limitées par l’occupation israélienne, notamment pour pouvoir circuler librement et aller et venir comme vous le souhaiteriez. Dans quelle mesure ça a empiré ?

Nous avons ces res­tric­tions de cir­cu­la­tion, de nom­breux check­points, la res­tric­tion de mou­ve­ments, la limi­ta­tion des voyages. Depuis le 7 octobre, ça a atteint un niveau que ne nous n’avions jamais connu. Par exemple, je suis ori­gi­naire de Jénine, au Nord de la Cis­jor­da­nie, mais je vis à Ramal­lah, situé à une heure et demie de route. Là où je ne pas­sais qu’un check­point, je dois désor­mais en tra­ver­ser 4 ou 5, ce qui ral­longe mon tra­jet de 4 ou 5 heures. En fait, les Israé­liens ont ins­tal­lé plus de 300 check­points en Cis­jor­da­nie. Ils pré­sentent ça comme une mesure de sécu­ri­té, mais on se rend bien compte qu’il s’agit plu­tôt d’une puni­tion col­lec­tive. Par exemple, ils peuvent vous faire attendre une heure au check­point sans même fina­le­ment vous contrô­ler… Il s’agit juste de vous mettre un coup de pres­sion, de rendre visible le fait que vous êtes bel et bien occu­pé et de vous for­cer à accep­ter cet état de fait.

En quoi le cirque est-il un outil de résistance vis-à-vis de l’occupation ?

L’art et la culture, donc, sont un des rares espaces aujourd’hui en Pales­tine où sub­siste un peu de liber­té, un peu de cri­tique, et de pos­si­bi­li­té de s’exprimer. L’art et la culture repré­sentent donc pour nous une espé­rance, une fenêtre pour par­ta­ger ses idées et éveiller les consciences.

En effet, le pou­voir est aux mains de l’occupant israé­lien qui contrôle tous les aspects poli­tiques en Pales­tine. Le gou­ver­ne­ment et les par­tis poli­tiques pales­ti­niens n’ont pas de réel pou­voir. Éco­no­mi­que­ment ensuite puisqu’Israël contrôle tous les échanges. Tout ce que nous vou­lons impor­ter doit par exemple être approu­vé par Israël. Et tout passe par Israël à qui nous devons payer une taxe qui se rajou­ter à celle que nous payons ensuite à notre propre gou­ver­ne­ment. Les res­sources essen­tielles (eau, gaz, élec­tri­ci­té, essence…) sont aus­si sous contrôle israé­lien. Nous n’avons même pas le droit d’utiliser les impor­tantes eaux sou­ter­raines de notre ter­ri­toire. La plu­part des gens ont accès à de l’eau une fois par semaine, font toutes leurs réserves jusqu’à la pro­chaine dis­tri­bu­tion. Et ce alors même que nous avons de l’eau sous nos pieds que nous pour­rions uti­li­ser si nous en avions le droit ! C’est d’autant plus injuste qu’à l’inverse, les colo­nies israé­liennes de Cis­jor­da­nie – que les lois inter­na­tio­nales dési­gnent comme illé­gales — reçoivent elles de l’eau issue de nos sources 24/24h.

C’est en ça que le cirque peut repré­sen­ter un outil pour résis­ter quand tous les autres aspects sont ver­rouillés par l’occupation. D’autant que les spec­tacles de cirque que nous mon­tons à l’ECP ont tous un arrière-plan poli­tique ou social. Il ne s’agit en effet pas seule­ment de diver­tir le public, il y a tou­jours quelque chose que nous vou­lons dire à notre public, tou­jours un message.

Après, cela reste tout de même com­pli­qué puisqu’il y a néan­moins des limi­ta­tions qui existent en rai­son de l’occupation. On peut être arrê­té pour un post sur Face­book. On peut vous empê­cher au der­nier moment de jouer une pièce de théâtre ou un spec­tacle de cirque. Pas seule­ment en Pales­tine d’ailleurs, les auto­ri­tés israé­liennes font aus­si pres­sion pour faire annu­ler des repré­sen­ta­tions qui ont lieu en Europe.

Face à toutes les pressions que vous décrivez, comment pouvons-nous faire en Europe pour exprimer notre solidarité et soutenir la création en Palestine ?

Nous avons beau­coup de par­te­naires en Europe et d’amis du Cirque qui nous sou­tiennent. Rien qu’en Bel­gique nous tra­vaillons avec plu­sieurs écoles, fes­ti­vals et orga­ni­sa­tions. Cela repré­sente déjà une grande com­mu­nau­té à l’échelle du monde qui sou­tient notre action.

À un niveau plus large, ce devrait être le devoir de cha­cun que de dénon­cer et com­battre les injus­tices et l’oppression que nous vivons. Tout comme on a pu le faire avec l’Apartheid en Afrique du Sud ou la colo­ni­sa­tion dans divers pays comme l’Algérie par exemple. Mais même s’il me semble assez aisé de dis­tin­guer ce qui est juste et injuste dans la situa­tion que vit la Pales­tine depuis 75 ans, je pense que cette prise de conscience en Europe est frei­née par les dis­cours média­tiques éma­nant des médias domi­nants. Ces médias mains­tream reprennent en effet sou­vent le récit israé­lien et ne resi­tue jamais les choses dans leur glo­ba­li­té. Depuis que je suis en Europe, je regarde les infos et je peux témoi­gner que les repor­tages d’ici sont très loin de ce qui est effec­ti­ve­ment en train de se pro­duire en Palestine.

Éveiller les consciences, par­ler aux gens, par­ta­ger ce qu’on sait et ce qui se passe par tous les moyens per­met de com­battre ces grands médias et leurs dis­cours uni­la­té­raux. Par­ler de la situa­tion avec ses ami·es, mani­fes­ter, appe­ler au boy­cott des pro­duits israé­liens et ceux des colo­nies ou des com­pa­gnies qui inves­tissent dans ces ter­ri­toires… Tout cela consti­tue des pas vers plus de jus­tice et est le bienvenu.

Plus d’infos sur l’École de cirque palestinienne sur leur site

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