Entretien avec Patrick Scheyder

Pour une écologie culturelle

Illustration : Vanya Michel

On est certes loin de la radi­ca­li­té de l’écologie pirate d’une Fati­ma Ouas­sak ou de la vision glo­bale mon­diale de l’écologie déco­lo­niale d’un Mal­colm Fer­di­nand. Et pour­tant, la pro­po­si­tion de Patrick Schey­der et du col­lec­tif dont il est à l’origine a le mérite de poser la néces­si­té du lien entre culture et éco­lo­gie. Patrick Schey­der est pia­niste, mais il serait bien trop réduc­teur de le can­ton­ner à cette éti­quette. Car s’il joue bien du pia­no, il est aus­si créa­teur de spec­tacles éco­lo­gistes immer­sifs dans l’espace public. Le mou­ve­ment L’Écologie cultu­relle qu’il a créé se fait, depuis 2022, une place de choix au sein de l’éducation popu­laire en France. Cette ini­tia­tive a le mérite de remettre l’essentiel au centre, à savoir l’émotion et l’importance de l’empathie au cœur des luttes. L’idée de l’écologie cultu­relle, c’est celle d’un mou­ve­ment qui recon­necte les gens à la nature grâce à la culture, l’art et l’histoire.

D’où vous vient cette idée d’écologie culturelle ? Quelle est son origine ?

Cela fai­sait quinze ans que je créais des spec­tacles sur le thème de la nature et de l’écologie. Pour créer ces évé­ne­ments, je décou­vrais des textes incroyables de George Sand, de Vic­tor Hugo, de Jean de La Fon­taine, de Mon­taigne, etc. Ces artistes par­laient déjà d’écologie alors que le terme n’existait pas. À ce moment-là, j’ai réa­li­sé que l’écologie en France était cultu­relle. Qu’elle est dans l’ADN de notre culture mais qu’on ne le sait pas, parce que per­sonne ne nous l’enseigne. Par exemple, c’est George Sand qui a sau­vé la forêt de Fon­tai­ne­bleau – située à 70 kilo­mètres de Paris – de l’a­bat­tage dans les années 1850. Avec les peintres de Bar­bi­zon, elle a fait pres­sion sur le gou­ver­ne­ment pour qu’on arrête d’en abattre les chênes, et Napo­léon III les a écou­té. Il a déci­dé de pré­ser­ver mille hec­tares de forêt, une pre­mière mon­diale ! C’était en 1861, une véri­table sanc­tua­ri­sa­tion. J’ai choi­si l’appellation « Éco­lo­gie cultu­relle » car ce sont tout d’abord les artistes qui, à l’époque, ont été à la manœuvre pour la pro­tec­tion de l’environnement en France.

En tant qu’artiste, vous avez décidé de vous lancer à leur suite …

Je me suis dit qu’étant artiste, j’étais tota­le­ment légi­time à m’exprimer sur l’écologie, et j’ai vou­lu créer un mou­ve­ment de pen­sée qui apporte un autre regard sur cette ques­tion. Si je le nomme « Éco­lo­gie cultu­relle », c’est aus­si parce que ce n’est pas un mou­ve­ment poli­tique. Tout de suite, je me suis trou­vé des alliés. Je me suis ain­si asso­cié avec Nico­las Escach (Direc­teur de Sciences Po à Caen) et Pierre Gil­bert, qui est pros­pec­ti­viste en risques cli­ma­tiques. Ces gens naviguent dans des cultures très dif­fé­rentes de la mienne. C’est ce qui fait sans doute notre force. Ensemble, on a écrit trois mani­festes en trois ans. Grâce aux réac­tions du public lors de mes spec­tacles et à mon tra­vail au sein du mou­ve­ment, j’ai com­pris qu’on par­lait peut-être d’écologie de manière inadé­quate. Nous fai­sons fausse route en met­tant tou­jours la science en avant, parce que tout le monde n’est pas cen­sé aimer la science, ni même la com­prendre ou vou­loir la comprendre.

À la lecture de votre ouvrage, on comprend que vous souhaitez re-susciter du désir à l’égard de l’écologie qui a pu exister et qui a un peu disparu du fait que la population ressente l’écologie comme punitive ?

Tout à fait. Mais au-delà de ça, je vou­drais d’abord évo­quer le libé­ra­lisme et le néo­li­bé­ra­lisme. Je suis le pre­mier à les cri­ti­quer, néan­moins, il faut leur recon­naitre le fait qu’il s’agit de véri­tables phi­lo­so­phies. Les néo­li­bé­raux ne sont pas uni­que­ment des gens qui ont bête­ment les dents longues. Cette pen­sée phi­lo­so­phique est très forte et je pense que l’écologie doit se construire une pen­sée aus­si solide que celle-là. Par­mi les stra­té­gies de cette pen­sée, le libé­ra­lisme et le néo­li­bé­ra­lisme se sont « inquié­tés » des gens, de leur inti­mi­té, de leur pen­sée, de leur désir pour les tou­cher là où ils pou­vaient l’être. Or, c’est en se met­tant à la por­tée des gens que l’on convainc en poli­tique, en éco­no­mie, et donc aus­si en écologie.

Pour­quoi le dis­cours rai­son­nable et scien­ti­fique tenu actuel­le­ment par nombre d’é­co­lo­gistes est-il insuf­fi­sant ? Car les gens veulent être tou­chés, dans leur quo­ti­dien, dans leur cœur, dans leurs affects. Ils s’en moquent de la science. Si elle leur fait du bien, tant mieux, si elle leur fait du mal, ils s’en éloignent. Mais en revanche, tout le monde a des dési­rs, des envies, des ins­tincts. Tout le monde aime quelqu’un, sa famille, son com­pa­gnon ou sa com­pagne, ses amis, Cet accès sen­sible à la com­pré­hen­sion, qui touche à l’intime et à la vie de tous les jours peut tou­cher au cœur de n’importe qui. Et du côté de l’art, qui n’aime pas au moins une chanson ?

Le sen­sible est plus déter­mi­nant que les gra­phiques et les pour­cen­tages. Si les gens n’ont pas envie de faire d’efforts pour l’écologie, on doit pou­voir les tou­cher autre­ment. Le libé­ra­lisme, lui, a su le faire de manière très intel­li­gente en entrant dans notre inti­mi­té, dans nos foyers, dans notre sexua­li­té. Si bien qu’on a l’impression que ça a tou­jours été comme ça. À mon sens, l’écologie doit s’é­le­ver au-delà d’elle-même, arrê­ter d’être un sujet de spé­cia­listes, d’ac­ti­vistes ou de gens bien infor­més. Elle doit deve­nir un sujet de société.

Et pour moi, un sujet de socié­té, c’est quelque chose qui nous parle, quel que soit notre niveau de com­pré­hen­sion et d’é­du­ca­tion. En tant qu’artistes, je pense que c’est notre métier depuis la nuit des temps de faire pas­ser ces mes­sages. Notre bou­lot a tou­jours été de vul­ga­ri­ser, de faire sen­tir des choses qui sont un peu hors de por­tée, pour les rendre acces­sibles, dési­rables et supportables.

Vous évoquez la nécessité de raconter de nouvelles histoires, mais comment faire ?

Je pense qu’il faut beau­coup écou­ter son intui­tion et ses besoins. On ne veut pas créer une nou­velle his­toire. On crée une nou­velle his­toire non seule­ment parce qu’on en a envie mais aus­si et sur­tout parce qu’on en a besoin et qu’on sent qu’elle est prête. Et cela peut prendre beau­coup de temps. Moi, je le fais au tra­vers de mes spec­tacles. Le der­nier, inti­tu­lé Éloge de la forêt, est vrai­ment basé sur l’émotion, des choses qui touchent, au tra­vers de la farce, ou par­fois même du drame. Par exemple, pour dénon­cer la béto­ni­sa­tion des sols, on met une vraie béton­nière sur scène. Elle tourne, et il y a un pay­san-acro­bate qui fait une danse avec la machine. Dans un pre­mier temps, il ou elle valse avec elle ; puis il rentre dedans, en res­sort, mais à chaque fois plus dépouillé de ses vête­ments. Il finit qua­si-nu et comme anéan­ti, comme ces pay­sans qui finissent par être dépouillés de leur culture et de leur terre, pour la construc­tion d’une auto­route ou d’un entre­pôt Ama­zon. C’est une manière de sym­bo­li­ser cette violence.

Pour moi, l’é­co­lo­gie touche à tous les sen­ti­ments de l’être humain. Il faut donc qu’elle soit humaine, en pro­fon­deur. Oui, je suis en colère contre les anti-éco­los, mais aus­si par­fois contre les éco­los parce qu’ils vendent mal ce à quoi ils croient et ce à quoi je crois aus­si. Je pense sin­cè­re­ment qu’il fau­drait vrai­ment faire dif­fé­rem­ment. Mon idée, c’est de par­tir de l’é­mo­tion pour faire sai­sir, com­prendre et incar­ner les choses. Une idée dés­in­car­née ne peut pas tou­cher les gens, sauf ceux qui font un effort par­fois consi­dé­rable pour s’en approcher.

J’ai éga­le­ment créé l’Écologie cultu­relle pour créer un « contre-feu ». Actuel­le­ment, je trouve que l’écologie est trop exclu­si­ve­ment des­cen­dante : de ceux qui savent (les scien­ti­fiques, les aver­tis) vers ceux qui ne savent pas. Je tra­vaille pour une éco­lo­gie ascen­dante, fabri­quée avec les gens de ter­rain. Ce double mou­ve­ment est essen­tiel. D’au­tant qu’à ma connais­sance, c’est aus­si la pro­messe de la démo­cra­tie. Ma vraie ambi­tion est là. Les scien­ti­fiques font très bien leur tra­vail, les poli­tiques font ce qu’ils peuvent. Mais nous, citoyens et citoyennes, on a une autre des­ti­née, c’est nous qui fai­sons la socié­té. On doit déve­lop­per d’autres voies : nous sommes toutes et tous des « fai­seurs » du réel. Pour moi, la réa­li­té d’une idée qui soit popu­laire, c’est qu’elle parle à une majo­ri­té dans la popu­la­tion, quel que soit son niveau de vie. Cela implique de revoir les fon­da­men­taux de notre socié­té pour plus de liber­té, d’é­ga­li­té, de soli­da­ri­té afin d’arriver à un vrai pro­jet de socié­té. Si le pro­jet, c’est de dire qu’il ne faut pas qu’on dépasse 1,5°C de réchauf­fe­ment, ça ne fonc­tion­ne­ra pas. D’abord, cela n’a jamais fait un pro­jet de socié­té et deuxiè­me­ment, cela valide incons­ciem­ment l’i­dée qu’a­vant ce seuil tout va bien, ce qui est faux !

Au sein de votre mouvement, on découvre les Maisons de l’Écologie culturelle. Comment s’y inscrivent-elles ? Quel est leur projet ?

En France, beau­coup de gens disent qu’ils vont « sau­ver le monde » avec leurs petits bras. Et moi, j’en ai marre, parce que c’est faire peser sur les gens, notam­ment sur la jeu­nesse, un poids tel­le­ment insup­por­table qu’ils pour­raient péter les plombs. Dans nos pre­miers mani­festes, on disait que ce serait bien de créer des « Mai­sons de l’É­co­lo­gie cultu­relle » comme Mal­raux l’a fait après la guerre, avec les Mai­sons de la culture, pour que cha­cun et cha­cune ait accès à la culture quel que soit son ori­gine. Dans le même esprit, nous disons que l’enjeu aujourd’hui, c’est que tout le monde ait accès à l’écologie, quel que soit son niveau d’éducation et de vie. Parce que c’est l’enjeu socié­tal d’aujourd’hui, de demain et pour pas mal de temps encore.

À la publi­ca­tion de nos mani­festes, des gens nous ont contac­té en nous disant que ce qu’on avait écrit, cela res­sem­blait à des choses qu’ils fai­saient. On n’a pas fait d’ap­pel au peuple, ça a démar­ré comme ça, natu­rel­le­ment. Grâce à ces gens qui se sont rap­pro­chés de nous, il existe aujourd’hui treize Mai­sons de l’Écologie cultu­relle. C’est emblé­ma­tique. Je pense notam­ment au petit vil­lage de Béche­rel en ban­lieue de Rennes, qui compte 17 librai­ries pour 500 habi­tants. Ils se sont ras­sem­blés en asso­cia­tion et tra­vaillent depuis 20 ans sur ce lien entre culture et éco­lo­gie. Cette asso­cia­tion a rejoint le mou­ve­ment. Mais les gens n’ont pas besoin de nous pour créer. On s’as­sied, on se confronte à des gens qui ont déjà une expé­rience du ter­rain et du ter­ri­toire, qui y sont déjà recon­nus et qui ont une légi­ti­mi­té. Et on leur pro­pose de tra­vailler avec nous pour que l’é­co­lo­gie devienne un sujet de socié­té partagé.

Nous pou­vons éga­le­ment faci­li­ter la créa­tion de nou­velles Mai­sons. Les gens sont auto­nomes, même s’il existe une charte et une label­li­sa­tion. Et ce qu’ils attendent de nous, c’est plus de visi­bi­li­té, que nous les met­tions en lien aus­si puisque les Mai­sons sont dis­per­sées aux quatre coins de la France, de l’Alsace à la Nor­man­die en pas­sant par Per­pi­gnan. Notre objec­tif est de leur per­mettre de se réunir pour « mon­ter en gamme » en s’enrichissant mutuel­le­ment, qu’il s’agisse d’ateliers, de tables rondes, de spec­tacles, ou encore de tra­vail de la terre.

Nous met­tons en avant que tout est cultu­rel. Il n’y a pas que l’art, qui est la par­tie la plus émer­gente, celle qu’on voit, qu’on retient et qui va ensuite se trou­ver dans les musées, etc. La vie de tous les jours est tout aus­si cultu­relle, pré­cieuse et déter­mi­nante. Notre façon de nous habiller, de conver­ser, toutes nos habi­tudes, ce qu’on appel­le­ra plus tard une civi­li­sa­tion est cultu­rel. C’est là-des­sus qu’il faut influer, c’est là que ça va se sen­tir et se jouer. Et c’est là qu’on peut faire une éco­lo­gie qui ras­semble sans, dans une cer­taine mesure, que les gens ne s’en rendent vrai­ment compte, ou le nomment comme cela. J’ap­pelle cela la « bana­li­té bien­fai­sante du quo­ti­dien ». C’est tout ce que les gens sou­haitent, mieux vivre et être plus heu­reux. L’Écologie doit le pro­mettre et y travailler.

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