Le déploiement d’indignation « humanitaire » devant le spectacle désolant des naufragés de Malte ou de Lampedusa, a permis de ne pas réduire ces femmes, ces hommes et ces enfants engagés sur les mers de l’exil à de simples statistiques supplémentaires de l’instabilité du monde. L’ampleur publique du drame a même poussé brièvement des responsables européens à témoigner, devant les radeaux médiatisés de l’infortune, d’une compassion qu’on leur connaît rarement.
En mettant sur la scène publique de façon intense, une réalité qui se déroule le plus souvent loin des regards, la pression de l’appareil d’information l’a, pour une fois, emporté sur la pression des partis populistes ou d’extrême droite. Pas longtemps. Le souffle médiatique sur la problématique migratoire est retombé quand le vent d’un autre événement s’est levé, selon la règle bien connue de la nouvelle qui chasse l’autre. D’autres morts, un peu plus à l’Est, en nombre suffisant eux aussi, ont aiguillé sur une autre voie la mécanique informationnelle du sinistre de répétition.
Mais l’essentiel n’est pas là. La médiatisation, sur l’île de Lampedusa, en est restée, pour l’essentiel, à la narration du comment (du naufrage, des secours, de la gestion du « fardeau » migratoire…) et du combien (de victimes, de moyens à mettre en œuvre…). Au détriment de la mise en perspective des finalités, et de l’articulation des problèmes.
L’intransigeance qui tient lieu de seule politique migratoire à la plupart des gouvernements européens derrière les hauts murs dressés contre le mouvement séculaire des hommes est-elle réaliste ? Déchirée par les crises, l’Europe vieillissante peut-elle se permettre de nier, à des fins purement électoralistes, le besoin d’apports de population significatifs qui sera le sien bientôt, à l’heure où, de surcroît, une partie de sa jeunesse reprend elle-même le chemin de l’exil ? De la même façon que l’ont fait, sans rencontrer les mêmes obstacles, les dizaines de millions de prolétaires ou de paysans sans emploi du vieux continent dans la seconde moitié du 19ème siècle lorsqu’ils ont traversé l’Atlantique pour chercher une autre fortune aux États-Unis. Pourquoi cette première mondialisation s’est-elle montrée plus généreuse que celle d’aujourd’hui qui laisse circuler librement les biens, les services, les capitaux et les flux de la société globale de l’information, mais pas les êtres humains ?
Ces questions, « publiques » et politiques s’il en est, sont essentielles à la compréhension sociale de la tragédie des naufragés somaliens, érythréens, soudanais… Par ce qu’elles portent d’implication générale pour toute la société, et pour toutes les sociétés. Elles ne seront pourtant pas posées.
La mise en actualité des pauvres dont on raconte la galère, en la figeant à Lampedusa ou ailleurs, occulte, en fin de compte, les enjeux multiples, dynamiques, structurels et entrecroisés dont ils sont porteurs.
Une hypocondrie collective
D’une certaine façon, l’événement médiatique anesthésie le réel et sa complexité. En les clichant, il véhicule la fiction que connaître le monde, c’est l’accepter tel que l’actualité quotidienne le fixe. Or, nous enseigne Susan Sontag, « c’est là l’opposé de la compréhension, qui commence précisément par le refus du monde tel qu’il apparaît. Toute possibilité de comprendre s’enracine dans la capacité de dire non ».
Et c’est bien cette capacité d’agir, de réagir, qui se dégrade aujourd’hui dans le corps social. Les raisons en sont multiples. À commencer par l’omniprésence des supports et des flux d’informations, de communications et d’émotions dans nos vies. Au point qu’elle nous place en situation de dépendance pour ainsi dire pathologique. Michel Lejoyeux, professeur parisien en psychiatrie, évoquait, en 2006, déjà, une véritable addiction, une hypocondrie collective et des névroses médiatiques liées à l’overdose d’information : « Ça n’arrête jamais, on doit en consommer toujours plus, et on a peur du manque (…) Et si nous rations une nouvelle importante qui pourrait avoir une influence immédiate sur notre vie quotidienne ? »
On allume machinalement la radio, le matin, ou on se connecte au flux, moins pour savoir ou pour comprendre que pour « être au courant »… de ce qui a encore bien pu nous tomber dessus pendant la nuit… Comme si on était en train de surveiller la montée du niveau de risque pour se donner l’impression qu’on peut encore maîtriser celui-ci en l’anticipant.
La « petite musique » de l’information
L’illusion, de ce point de vue, fonctionne à plein. L’essayiste François Brune montre comment la fièvre médiatique autour d’un drame ou d’une catastrophe, loin de donner prise sur le réel, produit au contraire sur le public un effet de prostration démobilisateur : « Le public n’est là que pour regarder, s’émouvoir et se taire. Et moins il se sent acteur en face du tragique du monde contemporain, plus s’accentue en lui le besoin compensateur d’en consommer le spectacle. Pulsion consommatrice, pulsion compensatrice. »
Brune déconstruit de la sorte tout le paradoxe d’un système qui prétend jouer sur l’émotion pour mieux faire agir l’effet d’identification aux victimes, aux démunis, aux plus faibles…
C’est, en vérité, le contraire qui se produit. Notre rapport fasciné aux écrans, devenus le principal canal qui nous relie au monde, explique le philosophe Hartmut Rosa, produit « un appauvrissement terrible de notre relation aux autres et au monde ».
Une expérience menée par des chercheurs de la New School of Social Research de New York sur les effets empathiques de la fiction littéraire, dont les résultats ont été publiés dans la revue Science, permet d’avancer une hypothèse originale à ce sujet.
Les cadrages, les dispositifs formels, les schémas informatifs récurrents constituent la ritournelle de l’actualité, la « petite musique » quotidienne de l’information reconnaissable entre toutes ; ils sont porteurs d’une impression de déjà dit, de déjà vu ou de déjà entendu, d’un sentiment de forte prévisibilité des paroles, des tonalités ou des formules employées par le discours médiatique. Comme si on voulait tempérer le choc de « l’événement inédit » qui nous est vendu chaque jour, par son emballage rassurant dans une livrée connue.
La consommation ainsi formatée du spectacle tragique du monde nous rendrait, alors, celui-ci faussement familier : on regarde les scènes de désolation après le passage du typhon aux Philippines comme si « on connaissait déjà tout ça ».
Or, tout ce qui nous renvoie à ce que l’on connaît ou croit connaître, à nos habitudes ou à nos a priori, tendrait à rendre inopérante toute forme d’empathie.
Quand des verrous de civilisation sautent
L’empathie, c’est-à-dire la capacité à partager les émotions ou les désirs d’autrui, ou à deviner l’état d’esprit des autres, suppose, en effet, pour se réaliser un « décentrement de soi ». Et le déplacement centrifuge de notre esprit ou de notre émotion, leur mise en mouvement vers l’autre, n’agit pas, démontre l’expérience new-yorkaise, lorsque l’on se trouve confronté à des schémas connus ou prévisibles qui renforcent nos attentes ou nos a priori. Le décentrement ne peut opérer véritablement que si notre conscience psychologique se trouve activée par des stimuli (le caractère singulier d’une œuvre d’art, notamment) qui nous mettent en porte-à-faux par rapport aux croyances ou aux désirs que nous avons intériorisés.
Autrement dit, nous ne pouvons faire preuve d’empathie qu’en état d’éveil ou de conscience pleinement activée. Et c’est ce que contrarie, précisément, plus qu’il ne le permet, l’état de sidération dans lequel nous plongent les dispositifs de séduction routiniers de l’information.
Le manque d’empathie ajoutée que générerait, donc, un rapport aliéné aux médias et aux écrans est, par conséquent, un facteur d’explication possible d’un certain état de torpeur social.
L’hypothèse doit interroger les acteurs collectifs qui cherchent à intervenir sur le cours des choses. Car ce que l’on constate, de plus en plus, c’est que lorsque des gens sortent de cette forme de léthargie sociale, cela se fait brutalement. Si pas violemment. Une vision négative est alors, souvent, à l’œuvre et met en branle des mouvements de protestation qui stigmatisent l’autre qui menacerait notre cocon.
L’interpellation injurieuse et raciste dont la ministre française de la Justice Taubira a été l’objet, cet automne, à Rennes, peut être lue comme une illustration de cette dérive : une manifestation de ce qu’un populisme politico-médiatique ambiant, culturel, en quelque sorte, est en train de faire sauter des verrous de civilisation.