Comme lors de la première mobilisation de citoyens au parc Maximilien à l’automne 2015, le mouvement citoyen d’aide aux « migrants » et d’opposition aux aspects les plus inquisitoriaux de la politique du gouvernement fédéral bénéficie d’une couverture plutôt bienveillante dans les médias. À raison, pourrait-on dire. Compte tenu, surtout, de ce que dit ce mouvement social du renouveau de l’engagement d’une partie de la société en défense d’un certain nombre de principes de base de la démocratie, de l’État de droit et de la cohésion sociale, perçus comme autant de « qualités » attendues de la société dans laquelle on entend vivre. Ceci à une époque où désenchantement démocratique, défiance à l’égard du politique et des institutions sociales, repli sur soi et expressions protestataires mènent le bal des enquêtes les plus sérieuses comme de la circulation des opinions les plus brutales sur les réseaux sociaux.
Au-delà de l’intérêt informationnel pour un tel contre-courant social, quelle peut bien être la rationalité d’un traitement médiatique plutôt « soutenant » des activités et actions de la Plateforme Citoyenne bruxelloise de Soutien aux Réfugiés1, ainsi que de leurs prolongements à d’autres groupes ou associations liées au secteur ? Ceci alors qu’elles ne sont pas toujours spectaculaires et qu’elles sont le fait d’individus ou de petits groupes d’ordinaire peu médiatisés.
On sait combien, dans la société d’information contemporaine, des questions de représentation, de définition et de perception symboliques sont en jeu dans le contrôle de sa propre image, dans la gestion de son rapport aux médias, et dans les tentatives, plus ou moins accentuées, d’orienter l’information vers la production de « bonnes » images. Derrière ces questions, il y a toujours celle, explicite ou implicite, de la légitimité du mouvement. De ce point de vue, il arrive souvent que la « vision médiatique » fonctionne comme une instance tantôt de légitimation des uns, tantôt de disqualification des autres.
De quoi participe, alors, dans le cas présent, la consécration médiatique du mouvement d’aide aux demandeurs de refuge ?
UN CAPITAL CULTUREL ET SOCIAL ÉLEVÉ
Serait-ce parce qu’on peut le lire comme un ensemble d’actions « positives » d’ordre solidaire, humanitaire, fraternel, civique, démocratique (insistant sur le respect des droits humains fondamentaux)… sans qu’il soit besoin de convoquer l’ordre politique ? Ou parce que la Plateforme semble impliquer avant tout des individus présentés à priori sans attache partisane, syndicale ou associative, c’est-à-dire collective ? Certes, sa dimension collective n’est pas évacuée, pas davantage que sa part de contestation ou de résistance à l’autorité politique et institutionnelle. Mais elles prennent les traits de rassemblements « doux », bon-enfant, quasi festifs et fluides. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la chaine humaine qui s’est formée en un temps record, le 21 janvier 2018, à la gare du Nord de Bruxelles pour protester contre une opération de police planifiée au parc Maximilien a marqué les esprits : la capacité de mobilisation instantanée et de dislocation rapide en réseau porte en elle les attraits les plus valorisés de l’époque. Elle constitue en cela l’antithèse des actions lentes, « dures » et paralysantes souvent reprochées aux mobilisations syndicales.
Ce qui joue indéniablement, aussi, d’un point de vue plus sociologique, c’est que, dans leurs échanges avec leurs interlocuteurs, les journalistes ont affaire à des individus appartenant à des groupes parmi les plus dotés en ressources symboliques, au capital culturel et social élevé. Il y a non seulement un effet d’homologie socioculturelle avec le groupe des journalistes, mais, également, une familiarité commune avec les outils, les codes et les pièges de la communication. Les journalistes se retrouvent presque systématiquement face à de « bons clients », selon l’expression en vigueur dans la profession pour désigner des interlocuteurs qui sont capables d’anticiper les attentes et les contraintes des journalistes et d’y conformer leur intervention. C’est une garantie tout sauf négligeable dans les conditions de travail resserrées de rédactions qui le sont tout autant.
L’aspect concret d’aide ou d’assistance à personnes en danger, lui, tend à montrer qu’il ne s’agit pas de simples « beaux parleurs », d’« idéologues » ou de « professionnels de la contestation » mais de gens qui joignent le geste à la parole. Ici et maintenant.
RECRÉATION DE LIEUX D’HOSPITALITÉ
Rien ou peu de politique là-dedans, à priori, dira-t-on… En tout cas, cette dimension n’apparait que peu dans les cadres médiatiques de perception et d’interprétation du mouvement ; elles tendent d’ailleurs à marginaliser fortement les associations existantes et impliquées, comme le CNCD, le Ciré, la Ligue des droits de l’Homme, Médecins du monde… Pourtant, la portée politique est réelle, ainsi que l’a montré le chercheur du CRISP John Pitseys2. Au travers des « hébergeurs », des bénévoles du parc Maximilien, ou des participants aux actions de protestation, avance-t-il, on voit converger « trois manières de concevoir l’action politique qui sont souvent dissociées » : une dimension de rassemblement collectif ; une dimension de contestation publique de la politique du gouvernement fédéral ; une dimension, enfin, d’action, de proposition et de pression.
Leur légitimité est ainsi des plus politiques au regard même de la conception libérale de la démocratie. Outre la liberté d’expression, d’association et d’opinion, on peut dire que le mouvement exerce un droit de contrôle du gouvernement. Depuis la rue, certes. Mais il n’en est pas moins légitime et légal, faute d’être constitutionnel. Si ce droit apparait problématique aux yeux de représentants de l’autorité publique, c’est parce qu’il vient mettre en question le droit que s’arroge cette même autorité de contrôler individuellement toutes les personnes migrantes dans les lieux d’accueil d’urgence comme le parc Maximilien, les locaux d’asbl culturelles ou le domicile de particuliers. Au mépris de l’inconditionnalité du principe d’hospitalité et de l’illégitimité absolue de l’expulsion de demandeurs d’asile exposés à des risques de torture, de maltraitement ou de péril mortel dans leur pays.
La recréation de lieux publics non institutionnels ou de lieux domestiques d’hospitalité traduit alors la tendance à la désinstitutionalisation de l’accueil caractéristique des politiques actuellement menées en Belgique et en Europe. Davantage pour des raisons d’opportunisme électoral démagogique que pour des raisons de coût budgétaire. Le philosophe français Guillaume Le Blanc, auteur de La fin de l’hospitalité, y voit un reflux vers « le traitement seulement éthique (moral ou religieux) » de l’accueil des demandeurs de refuge3. Mais les dispositifs d’hébergement et de prise en charge ainsi recréés sont-ils seulement éthiques, c’est-à-dire, étymologiquement, synonymes de comportements moralement reconnus comme la norme par et dans un groupe donné ? Ou ne faut-il appeler « éthique » ce type d’accueil qu’en regard de l’effacement institutionnel ? Celui-ci comme celui-là ne sont-ils pas, en fin de compte, terriblement politiques dans leurs motivations comme dans leurs significations respectives ?
NE PAS ÉVACUER LA CONFLICTUALITÉ SOCIALE
Ce qui définit la nature politique d’une action, c’est aussi, pour des citoyens ou pour des groupes sociaux, le droit d’exprimer des intérêts et des préférences dans le débat public de manière à exercer une pression dans les moments d’arbitrage du politique entre intérêts différents, si pas antagonistes. C’est bien le cas ici, où les mots d’ordre du mouvement s’érigent en contrepoids politique de l’argumentaire inhospitalier de politiques publiques de plus en plus à droite. Lesquelles créent, à l’égard de tous ceux qui atterrissent dans le « goulot d’étranglement du droit d’asile », les conditions du renforcement d’une vision stigmatisante : celle de l’exilé comme objet ou élément (plus que sujet ou personne) indésirable, dangereux, hostile, définitivement assigné à une altérité radicale, à un « eux » que « nous » ne serions pas, et à une légitimité assise sur le seul droit d’asile.
S’opposer et revendiquer l’égalité dans l’appartenance au monde avec d’autres existences que celles de simples invités ou de personnes tolérées est une œuvre résolument politique. Comme devrait l’être une prise en compte plus explicite de la conflictualité, sociale celle-ci, autour de l’accueil des migrants. Une éthique de l’accueil ne peut faire sens, socialement, et ne peut être efficace qu’à la condition que l’éthos en question (la coutume, l’usage, la norme) émerge d’un désir véritablement commun de construire un bien commun. Il ne suffit pas d’arguer d’engagements éthiquement valorisés par un groupe au service d’une conception donnée du vivre-ensemble, pour rendre éthiquement condamnable tout autre comportement ou conception.
Cette conflictualité-là ne saurait être rabattue sur la seule légitimité du combat pour une humanité également partagée et contre les dérives de certaines autorités publiques, gouvernementales comme administratives. C’est bien sur un terrain politique que doit être prise en charge l’inévitable conflictualité sociale qui se crée autour de tensions d’autant plus inhérentes à des sociétés toujours plus multiculturelles que celles-ci deviennent aussi plus inégalitaires.
- Voir www.bxlrefugees.be
- Auteur de Démocratie et citoyenneté, Dossier du Crisp no 88, 2017.
- « Nous sommes passés du problème de l’immigré à celui du migrant », entretien avec Guillaume Le Blanc dans L’Écho, 24 février 2018.