D’un côté, Hugues Falys, agriculteur-paysan depuis plus de trente ans à Lessines, en province du Hainaut. De l’autre, TotalEnergies, multinationale française de production et de fourniture d’énergies, présente dans 130 pays, cinquième compagnie pétrolière et gazière internationale et premier raffineur et distributeur en Belgique. Au centre, le dérèglement climatique et ses conséquences délétères sur les populations humaines et non humaines de notre planète.
UNE PÉTROLIÈRE FACE À LA JUSTICE, UNE PREMIÈRE EN BELGIQUE
Si d’autres affaires, plus ou moins emblématiques, ont déjà été portées devant la justice – nous y reviendrons – l’action d’Hugues Falys et des ONG qui se sont jointes à lui en déposant une requête en intervention volontaire, est inédite chez nous.
Comment cela est-il possible ? Comme l’explique la juriste Emilie Djawa du cabinet Progress Lawyers Network (PLN) qui représente l’agriculteur et les ONG, TotalEnergies a commis une faute en étant responsable du dérèglement climatique par ses activités causant des dommages à Hugues Falys et son exploitation agricole. L’agriculteur, avec l’appui de FIAN, GreenPeace et la Ligue des Droits Humains1, intente une action au tribunal de Tournai afin de faire condamner la multinationale pour les faits qui lui sont reprochés.
Très concrètement, d’après une enquête parue en juillet 2023, huit agriculteur·ices sur dix en Wallonie disent subir les conséquences du dérèglement climatique sur leur exploitation et neuf sur dix déclarent que les difficultés rencontrées ont un impact sur leur rentabilité : diminution du rendement animal et végétal, augmentation des pertes et retard dans les plantations, notamment. Hugues Falys, lui, affirme que la succession d’événements météorologiques violents, épisodes de canicules ou orages stationnaires, pour n’en citer que deux, réduisent ses fenêtres de travail dans les champs quand elles ne détruisent pas ses récoltes. Cette action en justice poursuit plusieurs objectifs précis dont l’obtention de la reconnaissance du dommage de l’agriculteur pour la partie du dommage passé et futur qui n’est pas réparable en nature et l’obligation de la multinationale de sortir des énergies fossiles pour prévenir la survenance d’un dommage futur et certain dont une partie est déjà réalisée (l’arrêt des investissements dans de nouveaux projets d’énergie fossile, réduction des émissions de gaz à effet de serre, réduction de la production de gaz, etc.). En outre, les parties espèrent mettre fin à l’impunité de l’industrie des énergies fossiles.
UNE MULTINATIONALE AU FORT POUVOIR DE NUISANCE
Depuis 1970, TotalEnergies est une des entreprises principale responsable des émissions de gaz à effet de serre et le sait pertinemment. En outre, elle est à l’origine de 23 bombes climatiques, aussi dénommées bombes carbones pour désigner tout projet pétrolier ou gazier gigantesque dont chacune entraînerait au moins un milliard de tonnes d’émissions de CO2 au cours de leur durée de vie.
Pourtant, la multinationale fait preuve d’un rare immobilisme à cet égard, voire pire. En effet, l’entreprise poursuit le développement de projets d’énergies fossiles en allant à l’encontre de toutes les recommandations en vigueur et tient des discours d’écoblanchiment, notamment en prétendant qu’elle est une actrice modèle de la transition énergétique.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, la multinationale porte atteinte aux droits humains en expropriant de nombreuses communautés autochtones de leurs terres ancestrales pour implanter ses projets d’extraction et impacte fortement les populations animales, éléphants, lions et autres hippopotames, notamment au Mozambique, en Côte d’Ivoire ou encore en Guinée. Pour asseoir sa légitimité, TotalEnergies se base sur la complaisance des institutions financières internationales et sur des rapports de cabinets de consultance qui produisent des documents destinés à faire accepter ses projets par les autorités locales et internationales.
DES RAISONS D’Y CROIRE
La procédure introduite devant la justice belge en mars 2024 est en cours. Le 20 septembre de cette même année, TotalEnergies, représentée par le cabinet d’affaires international Jones Day, a envoyé ses conclusions principales au tribunal de Tournai, et le cabinet représentant Hugues Falys et les ONG belges y ont répondu le 20 décembre. Les plaidoiries auront lieu les 19 et 26 novembre 2025 pour un verdict attendu en janvier 2026.
Y a‑t-il des raisons d’être optimistes ? C’est toute la question alors que l’on connait le poids et les influences que peuvent avoir les acteurs de l’industrie pétrolière dans un monde qui devient « carbofasciste »2 ainsi que l’affirment de nombreux·ses chercheur·euses et intellectuel·les.
Les récentes révélations du média d’investigation Médiapart mettent en lumière les mensonges éhontés de la multinationale et apportent certaines preuves de la responsabilité de TotalEnergies dans les émissions de gaz à effet de serre malgré ses dénégations. L’ONG Climate Whistleblowers, créée en juin 2023, pour protéger et soutenir les lanceur·euses d’alerte climatique, a récolté des informations édifiantes concernant la multinationale et ses agissements frauduleux. Sur base des documents récoltés par l’ONG, parmi lesquels des écrits internes à la société Biotope avec laquelle collabore TotalEnergies depuis 20153, Mediapart a sorti une vaste enquête intitulée « GreenFakes » dans laquelle les deux journalistes Mickaël Correia et Yann Philippin mettent en lumière diverses pratiques récurrentes de TotalEnergies qui viennent corroborer les propos du cabinet belge PLN. Ils le formulent ainsi « Pour développer leurs mégaprojets dans les pays du Sud, les grands groupes industriels français et étrangers continuent de saccager les écosystèmes naturels, grâce à des ’permis de détruire’ que leur rédigent des bureaux d’études en environnement, et grâce à l’hypocrisie des grands bailleurs de fonds internationaux, comme la Banque mondiale ». Comme le mentionne Climate Whistleblowers, ces documents sont en réalité des opérations d’écoblanchiment destinées à donner un vernis écologique à la destruction du vivant qui permettent à la multinationale de s’acheter une légitimité verte.
D’AUTRES AFFAIRES SEMBLABLES ONT ABOUTI
C’est donc contre les activités néfastes de la multinationale que se battent Hugues Falys et les ONG qui le soutiennent en ayant à l’esprit d’autres victoires obtenues devant la justice. On pense notamment à ce procès appelé « L’Affaire Climat ». Constituée en asbl et soutenue par plus de 70.000 citoyen·nes, l’Affaire Climat a intenté une action en justice contre le gouvernement fédéral belge et ceux des Régions (à l’exception de la Région Wallonne) pour les contraindre à respecter leurs engagements internationaux en matière de climat. Le 30 novembre 2023, la Cour d’appel a jugé que leur politique climatique négligente était une violation des droits de l’homme et du devoir de diligence et a ordonné une réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030. Une belle victoire pour cette coalition, même si la Flandre s’est pourvue en cassation contre cette décision pour inaction climatique. Ce jugement peut ainsi être utilisé par les organisations dans leurs plaidoyers politiques, même s’il apparait que les autorités semblent n’avoir que peu de considération pour ces condamnations4.
Aux Pays-Bas cette fois, le tribunal de La Haye a rendu un verdict sans précédent dans le monde à l’encontre de l’entreprise Shell. En avril 2019, à l’initiative d’une ONG, plus de 17.000 citoyen·nes s’étaient constitué·es partie civile pour dénoncer les activités de Shell et accuser l’entreprise de ne pas en faire suffisamment pour respecter les accords de Paris de 2015. En mai 2021, le jugement ordonnait à Shell de mettre en place davantage de mesures pour abaisser ses énormes émissions de CO2 de 45% d’ici fin 2030 par rapport à 2019. Si la Cour d’Appel de Den Haag n’a pas confirmé cette décision en affirmant que si la responsabilité de Shell était bien de diminuer ses émissions, elle ne pouvait pas la contraindre à un objectif chiffré, la décision judiciaire reste un précédent important dans la jurisprudence internationale.
Faire appel à la justice n’est pas anodin et sans impacts pour les multinationales visées. En témoignent les actions entreprises notamment contre Monsanto ou les industries du tabac, leur retentissement dans les médias et sur la population à travers le monde et les mesures prises à l’issue de celles-ci par les multinationales condamnées. Concernant les affaires liées au dérèglement climatique, les procès susmentionnés ont permis l’adoption des lois climats notamment en Allemagne et aux Pays-Bas, d’accroître la pression puisqu’ils constituent un outil supplémentaire dans le panel d’actions destinées à créer un rapport de force politique et, ce qui n’est pas anodin pour ces entreprises dont l’unique objectif est le profit, ils ont un impact négatif sur leur valorisation boursière en raison de l’augmentation du risque politique qu’ils engendrent.
Par ailleurs, il apparait que de nombreuses affaires dont on ne parle pas ou peu, sont régulièrement intentées contre des entreprises qui sont condamnées et contraintes d’abandonner leurs projets extractivistes. Le simple fait que ces projets ne voient pas le jour est aussi une énorme victoire. Si l’action en justice ne doit pas devenir la solution ultime, elle vient garnir un arsenal d’instruments à mettre en œuvre pour contraindre les multinationales et les États à davantage de considération pour le vivant, humain et non-humain.
- Ces trois ONG justifient leur soutien dans cette action en affirmant que le dérèglement climatique a des conséquences de plus en plus lourdes sur les citoyen·nes et leurs droits humains en général, comme le droit à la vie, le droit à l’alimentation ou encore le droit de vivre dans un environnement sain.
- Terme utilisé pour qualifier les politiques climatiques en niant le réchauffement climatique et en faisant l’éloge des énergies fossiles. Plsu de détails par exemple ici.
- 36 prestations fournies entre 2015 et 2022, notamment liées à ses mégaprojets pétrogaziers à travers le globe pour un montant total de 898.000 euros.
- Cela ne concerne pas que la question du climat, on pense notamment aux plus de 8800 condamnations de Fedasil.
Les infos sur cette affaire sont à suivre ici.