The Farmer Case

Activer le levier judiciaire dans les luttes climatiques 

Illustration : Vanya Michel

En avril 2022, Hugues Falys et la Ligue des Droits Humains décident de faire cause com­mune et d’utiliser le levier judi­ciaire pour que Tota­lE­ner­gies endosse la res­pon­sa­bi­li­té de ses acti­vi­tés sur l’environnement. Pour la toute pre­mière fois en Bel­gique, une mul­ti­na­tio­nale se retrouve ain­si devant les tri­bu­naux pour être jugée pour son impu­ta­bi­li­té dans le dérè­gle­ment cli­ma­tique. Après des mois d’intense tra­vail, plainte est dépo­sée le 13 mars 2024 devant le tri­bu­nal de l’entreprise de Tour­nai qui devrait rendre son ver­dict en jan­vier 2026 dans cette affaire bap­ti­sée « The far­mer case » (L’af­faire du fer­mier). Quelle peut-être sa por­tée pour dévoi­ler les agis­se­ments délé­tère pour l’en­vi­ron­ne­ment et le cli­mat de Tota­lE­ner­gies ? L’oc­ca­sion aus­si de rap­pe­ler la manière dont l’ou­til judi­ciaire peut s’in­té­grer dans la pano­plie d’ac­tion des luttes climatiques.

D’un côté, Hugues Falys, agri­cul­teur-pay­san depuis plus de trente ans à Les­sines, en pro­vince du Hai­naut. De l’autre, Tota­lE­ner­gies, mul­ti­na­tio­nale fran­çaise de pro­duc­tion et de four­ni­ture d’énergies, pré­sente dans 130 pays, cin­quième com­pa­gnie pétro­lière et gazière inter­na­tio­nale et pre­mier raf­fi­neur et dis­tri­bu­teur en Bel­gique. Au centre, le dérè­gle­ment cli­ma­tique et ses consé­quences délé­tères sur les popu­la­tions humaines et non humaines de notre planète.

UNE PÉTROLIÈRE FACE À LA JUSTICE, UNE PREMIÈRE EN BELGIQUE

Si d’autres affaires, plus ou moins emblé­ma­tiques, ont déjà été por­tées devant la jus­tice – nous y revien­drons – l’action d’Hugues Falys et des ONG qui se sont jointes à lui en dépo­sant une requête en inter­ven­tion volon­taire, est inédite chez nous.

Com­ment cela est-il pos­sible ? Comme l’explique la juriste Emi­lie Dja­wa du cabi­net Pro­gress Lawyers Net­work (PLN) qui repré­sente l’agriculteur et les ONG, Tota­lE­ner­gies a com­mis une faute en étant res­pon­sable du dérè­gle­ment cli­ma­tique par ses acti­vi­tés cau­sant des dom­mages à Hugues Falys et son exploi­ta­tion agri­cole. L’a­gri­cul­teur, avec l’ap­pui de FIAN, Green­Peace et la Ligue des Droits Humains1, intente une action au tri­bu­nal de Tour­nai afin de faire condam­ner la mul­ti­na­tio­nale pour les faits qui lui sont reprochés.

Très concrè­te­ment, d’après une enquête parue en juillet 2023, huit agriculteur·ices sur dix en Wal­lo­nie disent subir les consé­quences du dérè­gle­ment cli­ma­tique sur leur exploi­ta­tion et neuf sur dix déclarent que les dif­fi­cul­tés ren­con­trées ont un impact sur leur ren­ta­bi­li­té : dimi­nu­tion du ren­de­ment ani­mal et végé­tal, aug­men­ta­tion des pertes et retard dans les plan­ta­tions, notam­ment. Hugues Falys, lui, affirme que la suc­ces­sion d’événements météo­ro­lo­giques vio­lents, épi­sodes de cani­cules ou orages sta­tion­naires, pour n’en citer que deux, réduisent ses fenêtres de tra­vail dans les champs quand elles ne détruisent pas ses récoltes. Cette action en jus­tice pour­suit plu­sieurs objec­tifs pré­cis dont l’obtention de la recon­nais­sance du dom­mage de l’agriculteur pour la par­tie du dom­mage pas­sé et futur qui n’est pas répa­rable en nature et l’obligation de la mul­ti­na­tio­nale de sor­tir des éner­gies fos­siles pour pré­ve­nir la sur­ve­nance d’un dom­mage futur et cer­tain dont une par­tie est déjà réa­li­sée (l’arrêt des inves­tis­se­ments dans de nou­veaux pro­jets d’énergie fos­sile, réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre, réduc­tion de la pro­duc­tion de gaz, etc.). En outre, les par­ties espèrent mettre fin à l’impunité de l’industrie des éner­gies fossiles.

UNE MULTINATIONALE AU FORT POUVOIR DE NUISANCE

Depuis 1970, Tota­lE­ner­gies est une des entre­prises prin­ci­pale res­pon­sable des émis­sions de gaz à effet de serre et le sait per­ti­nem­ment. En outre, elle est à l’origine de 23 bombes cli­ma­tiques, aus­si dénom­mées bombes car­bones pour dési­gner tout pro­jet pétro­lier ou gazier gigan­tesque dont cha­cune entraî­ne­rait au moins un mil­liard de tonnes d’émissions de CO2 au cours de leur durée de vie.

Pour­tant, la mul­ti­na­tio­nale fait preuve d’un rare immo­bi­lisme à cet égard, voire pire. En effet, l’entreprise pour­suit le déve­lop­pe­ment de pro­jets d’énergies fos­siles en allant à l’encontre de toutes les recom­man­da­tions en vigueur et tient des dis­cours d’écoblanchiment, notam­ment en pré­ten­dant qu’elle est une actrice modèle de la tran­si­tion énergétique.

Enfin, et ce n’est pas le moins impor­tant, la mul­ti­na­tio­nale porte atteinte aux droits humains en expro­priant de nom­breuses com­mu­nau­tés autoch­tones de leurs terres ances­trales pour implan­ter ses pro­jets d’extraction et impacte for­te­ment les popu­la­tions ani­males, élé­phants, lions et autres hip­po­po­tames, notam­ment au Mozam­bique, en Côte d’Ivoire ou encore en Gui­née. Pour asseoir sa légi­ti­mi­té, Tota­lE­ner­gies se base sur la com­plai­sance des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales et sur des rap­ports de cabi­nets de consul­tance qui pro­duisent des docu­ments des­ti­nés à faire accep­ter ses pro­jets par les auto­ri­tés locales et internationales.

DES RAISONS D’Y CROIRE 

La pro­cé­dure intro­duite devant la jus­tice belge en mars 2024 est en cours. Le 20 sep­tembre de cette même année, Tota­lE­ner­gies, repré­sen­tée par le cabi­net d’affaires inter­na­tio­nal Jones Day, a envoyé ses conclu­sions prin­ci­pales au tri­bu­nal de Tour­nai, et le cabi­net repré­sen­tant Hugues Falys et les ONG belges y ont répon­du le 20 décembre. Les plai­doi­ries auront lieu les 19 et 26 novembre 2025 pour un ver­dict atten­du en jan­vier 2026.

Y a‑t-il des rai­sons d’être opti­mistes ? C’est toute la ques­tion alors que l’on connait le poids et les influences que peuvent avoir les acteurs de l’industrie pétro­lière dans un monde qui devient « car­bo­fas­ciste »2 ain­si que l’affirment de nombreux·ses chercheur·euses et intellectuel·les.

Les récentes révé­la­tions du média d’investigation Média­part mettent en lumière les men­songes éhon­tés de la mul­ti­na­tio­nale et apportent cer­taines preuves de la res­pon­sa­bi­li­té de Tota­lE­ner­gies dans les émis­sions de gaz à effet de serre mal­gré ses déné­ga­tions. L’ONG Cli­mate Whist­le­blo­wers, créée en juin 2023, pour pro­té­ger et sou­te­nir les lanceur·euses d’alerte cli­ma­tique, a récol­té des infor­ma­tions édi­fiantes concer­nant la mul­ti­na­tio­nale et ses agis­se­ments frau­du­leux. Sur base des docu­ments récol­tés par l’ONG, par­mi les­quels des écrits internes à la socié­té Bio­tope avec laquelle col­la­bore Tota­lE­ner­gies depuis 20153, Media­part a sor­ti une vaste enquête inti­tu­lée « Green­Fakes » dans laquelle les deux jour­na­listes Mickaël Cor­reia et Yann Phi­lip­pin mettent en lumière diverses pra­tiques récur­rentes de Tota­lE­ner­gies qui viennent cor­ro­bo­rer les pro­pos du cabi­net belge PLN. Ils le for­mulent ain­si « Pour déve­lop­per leurs méga­pro­jets dans les pays du Sud, les grands groupes indus­triels fran­çais et étran­gers conti­nuent de sac­ca­ger les éco­sys­tèmes natu­rels, grâce à des ’per­mis de détruire’ que leur rédigent des bureaux d’études en envi­ron­ne­ment, et grâce à l’hypocrisie des grands bailleurs de fonds inter­na­tio­naux, comme la Banque mon­diale ». Comme le men­tionne Cli­mate Whist­le­blo­wers, ces docu­ments sont en réa­li­té des opé­ra­tions d’écoblanchiment des­ti­nées à don­ner un ver­nis éco­lo­gique à la des­truc­tion du vivant qui per­mettent à la mul­ti­na­tio­nale de s’acheter une légi­ti­mi­té verte.

D’AUTRES AFFAIRES SEMBLABLES ONT ABOUTI

C’est donc contre les acti­vi­tés néfastes de la mul­ti­na­tio­nale que se battent Hugues Falys et les ONG qui le sou­tiennent en ayant à l’esprit d’autres vic­toires obte­nues devant la jus­tice. On pense notam­ment à ce pro­cès appe­lé « L’Affaire Cli­mat ». Consti­tuée en asbl et sou­te­nue par plus de 70.000 citoyen·nes, l’Affaire Cli­mat a inten­té une action en jus­tice contre le gou­ver­ne­ment fédé­ral belge et ceux des Régions (à l’exception de la Région Wal­lonne) pour les contraindre à res­pec­ter leurs enga­ge­ments inter­na­tio­naux en matière de cli­mat. Le 30 novembre 2023, la Cour d’appel a jugé que leur poli­tique cli­ma­tique négli­gente était une vio­la­tion des droits de l’homme et du devoir de dili­gence et a ordon­né une réduc­tion de leurs émis­sions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030. Une belle vic­toire pour cette coa­li­tion, même si la Flandre s’est pour­vue en cas­sa­tion contre cette déci­sion pour inac­tion cli­ma­tique. Ce juge­ment peut ain­si être uti­li­sé par les orga­ni­sa­tions dans leurs plai­doyers poli­tiques, même s’il appa­rait que les auto­ri­tés semblent n’avoir que peu de consi­dé­ra­tion pour ces condam­na­tions4.

Aux Pays-Bas cette fois, le tri­bu­nal de La Haye a ren­du un ver­dict sans pré­cé­dent dans le monde à l’encontre de l’entreprise Shell. En avril 2019, à l’initiative d’une ONG, plus de 17.000 citoyen·nes s’étaient constitué·es par­tie civile pour dénon­cer les acti­vi­tés de Shell et accu­ser l’entreprise de ne pas en faire suf­fi­sam­ment pour res­pec­ter les accords de Paris de 2015. En mai 2021, le juge­ment ordon­nait à Shell de mettre en place davan­tage de mesures pour abais­ser ses énormes émis­sions de CO2 de 45% d’ici fin 2030 par rap­port à 2019. Si la Cour d’Appel de Den Haag n’a pas confir­mé cette déci­sion en affir­mant que si la res­pon­sa­bi­li­té de Shell était bien de dimi­nuer ses émis­sions, elle ne pou­vait pas la contraindre à un objec­tif chif­fré, la déci­sion judi­ciaire reste un pré­cé­dent impor­tant dans la juris­pru­dence internationale.

Faire appel à la jus­tice n’est pas ano­din et sans impacts pour les mul­ti­na­tio­nales visées. En témoignent les actions entre­prises notam­ment contre Mon­san­to ou les indus­tries du tabac, leur reten­tis­se­ment dans les médias et sur la popu­la­tion à tra­vers le monde et les mesures prises à l’issue de celles-ci par les mul­ti­na­tio­nales condam­nées. Concer­nant les affaires liées au dérè­gle­ment cli­ma­tique, les pro­cès sus­men­tion­nés ont per­mis l’adoption des lois cli­mats notam­ment en Alle­magne et aux Pays-Bas, d’accroître la pres­sion puisqu’ils consti­tuent un outil sup­plé­men­taire dans le panel d’actions des­ti­nées à créer un rap­port de force poli­tique et, ce qui n’est pas ano­din pour ces entre­prises dont l’unique objec­tif est le pro­fit, ils ont un impact néga­tif sur leur valo­ri­sa­tion bour­sière en rai­son de l’augmentation du risque poli­tique qu’ils engendrent.

Par ailleurs, il appa­rait que de nom­breuses affaires dont on ne parle pas ou peu, sont régu­liè­re­ment inten­tées contre des entre­prises qui sont condam­nées et contraintes d’abandonner leurs pro­jets extrac­ti­vistes. Le simple fait que ces pro­jets ne voient pas le jour est aus­si une énorme vic­toire. Si l’action en jus­tice ne doit pas deve­nir la solu­tion ultime, elle vient gar­nir un arse­nal d’instruments à mettre en œuvre pour contraindre les mul­ti­na­tio­nales et les États à davan­tage de consi­dé­ra­tion pour le vivant, humain et non-humain.

  1. Ces trois ONG jus­ti­fient leur sou­tien dans cette action en affir­mant que le dérè­gle­ment cli­ma­tique a des consé­quences de plus en plus lourdes sur les citoyen·nes et leurs droits humains en géné­ral, comme le droit à la vie, le droit à l’alimentation ou encore le droit de vivre dans un envi­ron­ne­ment sain.
  2. Terme uti­li­sé pour qua­li­fier les poli­tiques cli­ma­tiques en niant le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et en fai­sant l’éloge des éner­gies fos­siles. Plsu de détails par exemple ici.
  3. 36 pres­ta­tions four­nies entre 2015 et 2022, notam­ment liées à ses méga­pro­jets pétro­ga­ziers à tra­vers le globe pour un mon­tant total de 898.000 euros.
  4. Cela ne concerne pas que la ques­tion du cli­mat, on pense notam­ment aux plus de 8800 condam­na­tions de Fedasil.

Les infos sur cette affaire sont à suivre ici.

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