Que recouvre la notion d’âgisme ?
On peut définir l’âgisme comme le fait de refuser à une personne l’accès à un bien social au sens large (une formation, un emploi, un service, un droit, la participation à un événement collectif, un soutien, etc.) parce qu’on la juge trop jeune ou trop vieille, indépendamment de ses aspirations et de ses capacités. Par exemple, exclure subtilement d’un groupe de sociabilité militante une personne que l’on juge trop vieille peut être considéré comme âgiste. L’âgisme ne s’appuie pas seulement sur l’âge chronologique des personnes et renvoie à des dimensions plurielles de l’âge : on peut juger une personne trop « vieille » sur la base de son appartenance générationnelle (indiquée par des manières de parler, de s’habiller, des références, une vision du monde qui peuvent être considérées comme obsolètes), en raison de la position qu’elle occupe dans les étapes du parcours de vie (le fait d’être retraité), de son apparence vieillissante. Bref, l’âgisme n’est pas nécessairement fondé sur la connaissance de la date de naissance des personnes.
Est-ce que ce sont essentiellement les personnes âgées qui subissent les effets de l’âgisme ?
Le terme d’âgisme, forgé en 1969 par un gérontologue étatsunien, Robert Butler, désignait alors les stéréotypes et les discriminations envers les personnes considérées comme vieilles. Les actions menées par des mouvements se réclamant de ce terme, comme les Gray Panthers dans les années 1970, ont concerné surtout les plus âgés. Bien sûr, le fait de se voir refuser l’accès à un bien social parce qu’on est jugé trop jeune est une expérience assez ordinaire, en particulier pendant l’enfance. C’est plus rarement qualifié d’âgiste parce que ce non-accès est considéré précisément comme justifié par « l’intérêt de l’enfant », et/ou des incapacités temporaires liées au statut de mineur. Il semble a priori plus acceptable de s’entendre dire : « tu feras ça dans deux ans, il faut encore apprendre, grandir, etc. » que de se voir désigné comme désormais incapable, de façon irréversible, d’exercer une activité qu’on a faite toute sa vie.
On peut néanmoins juger que telles et telles formes d’exclusion fondées sur le jeune âge ne s’appuient pas sur des incapacités démontrées et du coup les qualifier d’âgistes ; la frontière est ténue entre le fait de constater des incapacités liées à l’âge et le fait de les présumer et donc de les empêcher de se développer. Un enfant de 10 ans qu’on ne laisse pas prendre seul les transports publics n’apprendra pas à le faire et restera dépendant des adultes pour se déplacer. Il en va de même avec une personne plus âgée qu’on empêche d’accomplir toute une série d’actes ordinaires de la vie quotidienne dont elle serait capable, en invoquant sa perte d’autonomie. Bref, à tous les âges, présumer des incapacités liées à l’âge peut avoir une dimension performative : en les présupposant, on tend à les rendre réelles.
Est-ce qu’on peut dire qu’il existe une norme implicite fondée sur une tranche d’âge 30 – 60 ans, en deçà ou au-delà de laquelle l’âge deviendrait problématique ?
Il me semble toujours difficile de définir une tranche d’âge de personnes qui, de manière générale et indépendamment du contexte, correspondrait aux « ni jeunes ni vieux » c’est-à-dire une tranche d’âge pendant laquelle on ne rencontrerait pas de préjudice lié à l’âge. L’âge où on est jugé trop vieux ou trop jeune varie fortement selon les époques, les pays et les secteurs d’activité : une top modèle est jugée trop âgée à 35 ans alors que c’est le début d’une carrière en politique ! Toutes les sphères de la vie sociale se donnent donc des frontières du bon âge pour exercer telles activités, participer à tel évènement. Et c’est précisément ces normes que les associations et mouvements antiâgistes permettent d’interroger : sur quoi se fondent ces limites, sur quels éléments objectifs, dans quelle mesure, elles sont justifiées par des questions de capacités et d’incapacités liées à l’âge, par l’intérêt des personnes ainsi ségréguées par âge ou par l’intérêt collectif ? En France, depuis la création en 2004 de la haute autorité de lutte contre les discriminations, des collectifs et des individus ont réussi à faire abolir plusieurs limites d’âge dans l’accès à des formations universitaires, des concours de la fonction publique, des bourses d’études, des activités sportives en démontrant le caractère non pertinent du critère d’âge pour exercer ces activités ou obtenir ces prestations.
L’âgisme est une forme très invisible et tolérée de discrimination. Pourquoi elle semble aussi socialement acceptable là où le sexisme ou le racisme sont largement combattus ?
Les discriminations liées au genre ou la couleur de peau enfreignent plus frontalement l’impératif égalitaire que celles liées à l’âge parce que les premières traversent l’ensemble du parcours de vie alors que les discriminations fondées sur l’âge sont temporaires : une personne de 65 ans est discriminée dans l’accès à un bien social par rapport à une personne de 35 ans seulement à un temps T. ; à l’échelle de leur vie entière, ces deux personnes auront en principe rencontré les mêmes opportunités, interdits et limites au même âge.
Un des axes de la pensée antiâgiste, c’est d’interroger cette conception d’une égalité successive des personnes à l’échelle de leur vie complète en réfléchissant plutôt à la manière dont des personnes d’âges différents peuvent expérimenter entre elles des situations d’égalité. Cela implique une société beaucoup moins ségréguée par tranche d’âge, car la ségrégation limite les expériences communes entre des personnes éloignées en âge et conduit à naturaliser le fait qu’on n’aurait pas grand-chose en commun avec quelqu’un qui se situe plusieurs dizaines d’années « devant » ou « derrière » nous dans le parcours de vie.
Est-ce que le fait de choisir de sauver systématiquement des gens plus jeunes au détriment des personnes âgées dans certains hôpitaux au plus fort de la crise Covid relève de l’âgisme ?
Dans certaines situations de pénurie où il y a une rareté des biens à distribuer, l’âge peut sembler l’un des critères les plus socialement acceptables d’un point de vue égalitaire : le fait de réserver ces biens rares que sont les respirateurs et lits d’hôpitaux aux plus jeunes plutôt qu’aux plus âgés afin de maximiser la chance des premiers de vivre aussi longtemps que la durée de vie déjà vécue par les seconds peut sembler justifié par un principe d’« égalisation des longévités ». C’est-à-dire qu’on justifie une inégalité de traitement à un moment précis au nom d’une égalité à l’échelle des vies entières. Cependant, les travaux sur l’âgisme incitent à aller plus loin et interroger les conditions de production de ce dilemme moral : comment des sociétés riches, dotées d’un système de santé performant, en sont-elles venues à faire des lits d’hôpitaux et des respirateurs des biens rares ? Ce sont alors ces politiques structurelles de réduction des dépenses de santé qui conduisent, en contexte de crise, à sacrifier les personnes les plus âgées et vulnérables et donc à en venir à hiérarchiser la valeur de la vie des personnes qu’il faut mettre en question.
On entend aussi souvent un discours très violent suivant lequel il faudrait arrêter de sacrifier la jeunesse ou l’économie pour sauver des gens qui vont de toute manière bientôt mourir…
C’est un discours qui a aussi été très présent pour relativiser les morts de la canicule de 2004. On disait que, de toute façon, ce sont des gens qui allaient bientôt mourir. Certes, mais tous les vivants vont « bientôt mourir » et ce n’est pas le temps qui nous reste à vivre qui doit déterminer la plus ou moins grande valeur de nos vies… Les mouvements antiâgistes posent au contraire un principe d’égale valeur de la vie des personnes, quel que soit le temps qui leur reste à vivre. Or, on ne peut pas dire que l’orientation des politiques structurelles en matière de vieillesse et de santé mette en œuvre ce principe : depuis une vingtaine d’années, le personnel hospitalier dénonce la suppression des lits d’hôpitaux et le personnel des EHPAD et des homes alerte sur la gestion à moindre coût de la grande vieillesse, les sous-effectifs, les effets des économies budgétaires qui conduisent à traiter les résidents de façon industrielle et à diverses formes de maltraitance…
Comment l’âge et l’âgisme s’articulent-ils avec d’autres types de discriminations ?
On n’est pas tous et toutes victimes de l’âgisme au même âge et de manière égale. L’âgisme varie d’abord selon les domaines sociaux et les secteurs professionnels. À l’échelle du marché du travail, le jeune âge est un critère de recrutement qui touche davantage les métiers traditionnellement très féminisés. Qu’on songe par exemple aux hôtesses d’accueil où de façon très assumée, il y a une priorité de recrutement accordée aux personnes à l’apparence jeune. Sous cet angle, l’âgisme constitue l’une des dimensions du sexisme. Les femmes de façon générale sont juvénisées, valorisées en tant que jeunes et sont davantage renvoyées tout au long de leur vie à leur âge, à leur « horloge biologique », aux effets du temps sur leur peau, sur leurs formes corporelles, leurs cheveux, etc. Les hommes, eux, ont ce privilège de pouvoir oublier plus facilement leur âge et d’être perçus comme vieux plus tardivement.
Et avec la classe sociale ?
Depuis les premières enquêtes sociales du 19e siècle, on sait à quel point les déterminants sociaux du vieillissement sont très importants : nous vieillissons différemment selon nos trajectoires sociales et donc nous sommes différemment confrontés à l’âgisme. Quand on a commencé à travailler jeune dans des métiers très usants, on n’a pas le même corps à 70 ans que quand on a été étudiant jusqu’à 25 ou 30 ans pour devenir ensuite prof ou cadre. Le fait de pouvoir répondre aux injonctions du « vieillissement actif » : être actif, productif, contribuer à la vie sociale jusqu’à la fin de sa vie, percevoir la retraite comme un couperet injustifié et sembler jeune à un âge avancé est une expérience socialement située. Bref, échapper aux marques corporelles de la vieillesse et à l’âgisme plus longtemps est un privilège à la fois de genre et de classe pour celles et ceux qui sont vus comme des adultes non-vieux le plus longtemps possible.
Pour autant, même les catégories aisées finiront par connaitre l’expérience de la vieillesse. Si on est tous et toutes amenés, certes à des degrés et rythmes différenciés, à subir cette oppression culturelle de l’âgisme, le privilège n’étant que temporaire, alors, à qui profite l’âgisme ?
Une comparaison de l’antiâgisme et de l’écologie peut être éclairante à cet égard : tous les individus ont intérêt pour leur santé, leur bien‑être et ceux des générations futures, à un environnement non pollué, mais en raison de leur position socioéconomique, professionnelle ou de leur style de vie, certains ont plus intérêt que d’autres à la perpétuation d’activités qui polluent. Personne n’a intérêt à être infériorisé en raison de son âge ni à se voir refuser (ou rendu difficile) en vieillissant l’accès à des biens sociaux auxquels il ou elle aspire. Mais l’âgisme est « rentable », par exemple pour une multiplicité d’acteurs des industries pharmacologiques, médicales, cosmétiques qui tirent profit de la hantise des signes du vieillissement corporel. L’âgisme peut aussi sembler rationnel à des responsables d’entreprise qui visent à économiser le coût du travail, dès lors qu’ils peuvent sous-payer une main‑d’œuvre jeune par rapport à des salariés avec une longue ancienneté. Plus largement, lorsque sont évoquées des mesures concrètes pour une transition vers une société non âgiste – revaloriser les métiers du care, investir dans le système public de santé pour honorer le principe de l’égale valeur de la vie des individus de tous âges, réaménager les villes dans une perspective « age friendly », permettre le maintien à domicile des adultes très âgés ou encore la création d’habitats partagés intergénérationnels… –, les adversaires de l’État social, même s’ils peuvent par ailleurs dénoncer l’âgisme, tendent à affirmer leur hostilité à la plupart de ces mesures et soulignent le poids que représentent déjà les « personnes âgées » dans les dépenses publiques.
Dans le monde socioculturel, traiter de questions autour de l’âge se résume bien souvent à réaliser de l’intergénérationnel où, pour le dire vite, on fait faire à des gens de générations différentes des activités ensemble dans l’espoir que la rencontre elle-même fasse tombe les préjugés mutuels. Est-ce que cela suffit à combattre l’idéologie âgiste ou faut-il penser les choses autrement ?
Créer des occasions d’expérience en commun entre personnes de différentes générations, notamment par l’habitat partagé, est depuis les années 70, l’un des axes des collectifs antiâgistes, mais bien sûr des mesures isolées ne peuvent pas venir à bout d’une structure sociale. L’école comme levier d’action pourrait être aussi beaucoup plus mobilisée. Depuis une trentaine d’années, il y a eu, avec des succès inégaux, mais tout de même un certain nombre de résultats concrets, des pédagogies concernant les stéréotypes de genre, le racisme, l’homophobie, avec des interventions d’associations dans les établissements scolaires. Par contre, il n’y a quasiment pas de réflexion pédagogique sur la question du rapport au vieillissement et à la vieillesse ou sur ses représentations dans les grands médias, dans les contenus audiovisuels, dans les films et séries, dans les informations télévisées. Or, il existe des travaux universitaires depuis des années sur ces questions qui pourraient alimenter un travail collectif, y compris dans le cadre de l’éducation populaire.
Dans un de vos articles, vous évoquez la vieillesse comme une possibilité d’adopter une identité politique contestataire, d’interroger le capitalisme contemporain et ses valeurs (productivisme, culte de la performance, le tout à l’innovation…). Pourriez-vous revenir sur cette idée ?
Définir la vieillesse comme âge de la contestation, cela ne vient pas de moi, mais des actrices elles-mêmes de mouvements antiâgistes, de Maggie Kuhn (des Gray Panthers) à Thérèse Clerc (des Babayagas — une « maison de vieillesse » autogérée), de « Ménopause rebelle » à « Vieilles et pas sages ». Il y a d’abord le fait de se revendiquer comme « vieille », de retourner ce stigmate dans un acte de politisation, comme dans le cas des luttes LGBT avec le terme « pédé » ou « gouine » ou des mouvements féministes avec, par exemple les « marches des salopes ». Il s’agit de montrer ainsi qu’on n’a pas de problème personnel avec le fait de vieillir, qu’on n’a pas à dissimuler son âge, mais que la société, elle, a un problème avec la vieillesse. Il y a aussi l’idée de retourner l’attente de sagesse liée à la vieillesse. Car un piège des mouvements antiâgistes serait en effet de valoriser la vieillesse pour tempérer la fougue de la jeunesse, de faire des veilles et des vieux des garants de la conservation de l’ordre social. La sagesse oui, si cela signifie le fait de savoir apprendre de ses expériences, mais pas s’il s’agit d’être dociles et de légitimer le monde social tel qu’il est.
Pour Maggie Kuhn ou Thérèse Clerc, l’idée que la vieillesse est un bon âge de la contestation renvoie aussi au fait qu’on subit moins, une fois retraité, l’injonction à produire et reproduire cet ordre social (à travers le travail salarié, la parentalité, etc.). On est moins pris dans le jeu social et l’injonction à se maintenir dans la course, donc on peut être plus à même de se distancier du monde social et d’en examiner les dysfonctionnements. Un peu comme pendant la jeunesse où on est plus à même de porter un regard critique sur le monde adulte dont on n’est pas encore tout à fait partie prenante. Bien sûr, si on est pas déjà politisé, ce n’est pas la vieillesse qui produit en elle-même un processus de politisation, mais aujourd’hui, les effets de génération (avoir eu une socialisation militante dans les années 70) et les effets d’âge (être à la retraite, donc avoir plus de temps), permet à de nombreuses personnes de la « génération 68 » de poursuivre ou de reprendre diverses formes de militantismes comme le montre la part importante des retraités dans les associations de défense des droits humains, de soutien aux migrants, pour l’environnement et contre la financiarisation de l’économie. Bref, les trajectoires de cette génération ne se résument pas bien sûr à quelques membres des élites qui ont trahi leurs idéaux de jeunesse.
Qui doit mener ces luttes antiâgistes ? Les « premiers concernés », pour reprendre un terme des luttes intersectionnelles ? Ou bien faut-il former une coalition antiâgiste ?
La question des « coalitions » ne se pose pas dans les mêmes termes qu’avec le genre, la classe ou l’appartenance ethnoraciale, du fait qu’on est toutes et tous, si on a la chance de vivre longtemps, des anciens jeunes ou des futurs vieux. Néanmoins, cela a quand même du sens de parler d’espaces non mixtes ou d’entre soi en termes générationnels : à tous les âges, on cherche, de façon compréhensible, la compagnie de personnes qui ont connu les mêmes évènements au même âge que nous, qui ont grandi avec les mêmes références culturelles, avec qui on peut partager nos difficultés d’entrer dans telle ou telle période de la vie. Il ne s’agit donc pas de vouloir constamment et en toute situation faire de « l’intergénérationnel » ni de nier qu’il peut y avoir des rapports de domination lié à l’écart d’âge et de génération. Il faut aussi entendre ce que des collectifs de personnes jeunes ou directement concernées par l’expérience de la vieillesse souhaitent pour leur vie. Mais de même que l’on n’a pas besoin de se définir comme « femme » pour être féministe, on peut s’engager à tout âge contre l’âgisme. Cela ne signifie pas que les luttes contre l’âgisme ne s’inscrivent pas dans des clivages — elles impliquent de prendre des positions par exemple sur le rôle social de l’État, le droit du travail, l’organisation des temps de vie, ou encore sur les enjeux féministes — mais ces clivages sont politiques et ne peuvent donc pas être réduits à des clivages d’âge ou de génération.
Dernières publications de Juliette Rennes sur l'âgisme
« Conceptualiser l’âgisme à partir du sexisme et du racisme. Le caractère heuristique d’un cadre d’analyse commun et ses limites », Revue française de science politique, n°70, vol.6, 2020, p. 725-745.
« Explorations féministes de l’avancée en âge », La Revue des droits de l’homme, n°17, 2020 (10 p.).
« Age biologique vs âge social : une distinction problématique », Genèses, n°117, 2019, p.109-128.
« Déplier la catégorie d’âge. Âge civil, étape de la vie et vieillissement corporel dans les préjudices liés à l’ âge », Revue française de sociologie, n°60/2, 2019, p.257-284.
Un commentaire
Très intéressante interview. Et comme toujours, des dossiers de qualité sur des thèmes parfois inattendus.