C’est l’histoire d’un auteur français qui décide de partir en Iran en novembre 2022 pour marcher « sur les pas » du regretté écrivain suisse Nicolas Bouvier. Ce dernier est réputé pour son formidable carnet de voyage L’usage du monde écrit 70 ans plus tôt lors d’une traversée épique de plusieurs pays d’Asie dont l’Iran. Un récit à la plume poétique qui évite le piège du voyage dit « orientaliste » et qui rompt avec la tradition exotique présente chez ses prédécesseurs tels que Pierre Loti et Lawrence d’Arabie.
François-Henri Désérable prend donc l’avion — et ce, malgré les injonctions formelles du ministère des Affaires étrangères français d’éviter d’y voyager -, pour se rendre dans ce pays qui connait alors un soulèvement populaire sans précédent et qui — pour rappel — détient à ce moment six otages français1. La cause de cette révolte ? Le décès d’une jeune femme âgée de 22 ans battue à mort lors de son interpellation par la police des mœurs pour un voile porté de façon « inappropriée ». C’est cette mèche de cheveux qui va embraser le pays et donner naissance au mouvement « Femme, vie, liberté » : du Nord au Sud, de l’Est à Ouest, des milliers de femmes déversent dans les rues en scandant le nom de la victime : « Nous sommes toutes Mahsa Amini ! ».
Cinq mois à peine, alors que le mouvement de contestation bat son plein, un livre de 160 pages intitulé L’usure d’un monde — Une traversée de l’Iran, publié aux éditions Gallimard, se retrouve dans toutes les librairies de la francophonie. La réception littéraire française, suisse, belge et québécoise est dithyrambique.
Je n’ai pas lu le même livre.
Ce que les critiques littéraires ont retenu
On admire le courage et la bravoure d’un écrivain — au détriment des femmes et des hommes iranien·nes -, et qui s’y est rendu de son plein gré. « Quel courage d’y être allé » ; « une entreprise à très haut risque » ; « le pari osé d’un écrivain » ; « il s’en fallut d’un cheveu pour que l’écrivain français rejoigne ses six compatriotes incarcérés en Iran » ; « bravant l’interdiction des autorités officielles » ; « il était là-bas en danger réel de mort. »2 ; « François-Henri Désérable a eu le courage d’entreprendre un voyage en Iran »3. L’intrigue, le fil rouge se tisse autour de l’auteur et de son devenir.
On court le monde. « Un récit de voyage hors du commun » ; « François-Henri Désérable vous nous faites voyager en Iran » ; « une virée en Iran, un road-trip au pays des mollahs » ; « une ode au voyage depuis son fauteuil où l’on rêve de l’Iran, de ses couleurs et ses paysages, de son hospitalité et de sa culture, de ses mets et de ses rêves » ; « le long d’un itinéraire dont les étapes font rêver – Tabriz, Saqqez, Ispahan, Chiraz, Persépolis, etc. ».
On rend hommage à la littérature : « un hommage à l’écrivain-voyageur suisse Nicolas Bouvier » ; « un Bouvier d’aujourd’hui » ; « les héritiers de l’écrivain du voyage Nicolas Bouvier » ; « moi je trouve ça très beau qu’il marche sur les pas de Nicolas Bouvier ».
On rit. « Le tout avec un humour se plaçant au-dessus, et une manière rapide de présenter la situation » ; « dans un récit unique à la fois sensible, profond, érudit et drôle » ; « teinté d’humour, qui rend la lecture d’autant plus réjouissante », « on erre dans les zones grises avec humour et acuité », « les rencontres racontées toujours avec humour »…
On s’émerveille, on aime le beau. « Firouzeh, qui danse au sommet d’une montagne, en République islamique il est interdit de danser. Elle se lève, et tourne comme un derviche, lentement d’abord…. Toujours plus vite, une toupie orange, cheveux au vent parmi le noir des tchadors. C’est beau ! », « l’incroyable écho de Téhéran », « Le merveilleux écho de Téhéran ». Merveilleux ? Un cri vaillant qui fend le ciel plutôt, non ?
On ne trouve pas la démarche de l’auteur ubuesque :
C’est sur la matinale de France Inter que j’entends l’intention de l’écrivain.
« Mais pourquoi l’Iran François-Henri Désérable, pourquoi ? » C’est la question de Léa Salamé. Réponse de François-Henri Désérable : «… parce que lorsqu’on songe aux montagnes qui cernent Téhéran, lorsqu’on songe au bleu inimitable des mosquées d’Ispahan, lorsqu’on songe aux richesses du bazar de Chiraz ou à la lumière qui se lève et qui se couche derrière les dunes du désert de Lout et bien on a envie de partir, mais on a aussi envie de vérifier l’hospitalité des Iraniens… ».
Imaginez qu’en 2010, lors des successions inédites des soulèvements populaires dans les pays d’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient, le tout qualifié (par les médias occidentaux) de « Printemps arabe », qu’un écrivain se soit dit et si j’allais faire un trip en Tunisie pour la beauté de ses mosquées et pour le parfum de ses jasmins ?
Rappel de la situation
Et pourtant depuis la mi-septembre 2022, les médias occidentaux informent sans relâche sur la situation en Iran depuis la mort de Mahsa Amini. Ce qui sera d’abord qualifié « d’une secousse, d’une vague de colère des femmes », d’« une contestation inédite des femmes, d’un « soulèvement populaire », d’une « révolte du peuple iranien » deviendra « la Révolution des femmes iraniennes ». « Iran’s feminist social Revolution rages on » ; « En Iran, les femmes ont lancé « ‘’la révolution’’ », « A Téhéran, les femmes iraniennes se révoltent cheveux au vent », jusqu’à mettre en avant la mobilisation inédite de la diaspora dans toute l’Europe et l’occident : « l’intervention des diasporas iraniennes a révélé des formes inédites de solidarité et d’influence », « Les Iraniennes de Belgique debout en soutien à leur peuple ».
D’une voix, il y a un peuple qui grâce aux femmes scandent au péril de leur vie : « ZAN, ZENDEGUI, ÂZÂDI » (« FEMMES, VIE, LIBERTÉ »)
Ces Iraniennes ont réussi un tour de force inouïe : fédérer et rassembler. Elles sont les actrices de ce mouvement révolutionnaire inédit.
Je dépose ici les mots de l’universitaire Asef Bayat dans une interview au Newlinesmag pour mesurer l’ampleur de ce qui se passe quand François-Henri Désérable est sur place :
« Il s’agit d’un soulèvement dans lequel les femmes jouent un rôle central. Ces caractéristiques distinguent ce soulèvement des précédents. On a l’impression qu’un changement de paradigme s’est produit dans les subjectivités iraniennes ; cela se reflète dans la place centrale des femmes et de leur dignité, qui concerne plus largement la dignité humaine. »
Il faut rappeler ici que le simple fait de manifester, légalement interdit en Iran, est déjà en soi un acte de résistance courageux. Ces femmes ne vont pas hésiter, et au risque de leurs vies, à déboulonner une par une les interdictions édictées par un régime théocratique et sadique, qui tient bon depuis plus de quatre décennies. En enlevant leur « hidjab obligatoire » dans l’espace public, elles risquent selon l’article 134 du code civil iranien une sentence allant jusqu’à 15 ans de prison. Alors, imaginez-les un instant, en train de cramer leur voile, de danser, de chanter, de caricaturer, de déchirer, de taguer sur les portraits des ayatollahs, équivalents de Dieu sur terre, qu’elles insultent le poing levé, de faire sauter les turbans des Mollahs… Elles s’emparent de l’espace public. En pleine rue, elles implosent au nez et à la barbe de la République islamique. Du jamais vu. Nous sommes dans la quatrième dimension.
François-Henri Désérable, le romancier français est là. Il est le « témoin privilégié » de l’Histoire de femmes iraniennes en train de faire Révolution.
Où sont ces femmes ?
Il y a pourtant bien une promesse dans la dédicace :
« Aux Iraniennes
vent debout
cheveux au vent »
Jetez aux oubliettes l’adresse aux Iraniennes, elles ne sont que trois : Sheyda, Firouzeh et Niloofar.
Ensemble elles totalisent une dizaine de pages. Dix pages pour celles qui ont déclenché le plus grand mouvement de contestation en Iran au 21e siècle.
Trois prénoms féminins contre 25 masculins. Les chiffres ne mentent pas. Elles auraient dû, en toute logique, être les voix principales de ce récit.
En parlant à peine d’elles, François-Henri Désérable ne dit pas qu’elles sont considérées comme des citoyennes de seconde zone depuis l’instauration de la Charia en 1980 par l’Ayatollah Khomeiny. Il ne dit pas que leur vie compte pour la moitié de celle d’un homme. Il ne dit pas que le sort des femmes iraniennes est qualifié d’apartheid de genre. Tout comme il invisibilise la voix des femmes, il minimise la réalité du mouvement révolutionnaire qui est alors en cours. Il expédie le sujet en expliquant que les manifestations sont si vite réprimées par la police que les Iranien·nes continuent à vivre normalement, à jouer aux échecs dans les parcs, etc.
Il dément que le « pays est à feu et à sang » et « se méfie de l’effet de loupe » des médias. Il va même jusqu’à le comparer au traitement médiatique des Gilets jaunes. Oui parce que François-Henri Désérable compare la situation iranienne avec une vision occidentalo-centré tout au long du récit.
Déambulation en Révolution
Ainsi, l’on suit au fil des pages les promenades de l’écrivain.
Il traverse le pays tranquillement muni de son visa touriste.
(La vague de protestation a couvert tout le territoire, s’étendant à 160 villes et la totalité des 31 provinces.)4
Lors d’un trajet en voiture, il profite pour faire un point route : « La circulation y est fluide, la vitesse limitée à 120 kilomètres-heure », mais aussi un « point-mood » : « le vent frais me caresse la figure et désert à perte de vue : On est bien ».
(Entre le 16 septembre et le 2 décembre, plus de 1641 manifestations ont été enregistrées.)5
Au bazar de Chiraz, il « a des envies de tout s’acheter […] des envies très bourgeoises de maison secondaire ».
(Entre le 16 septembre et fin décembre 2022, au moins 537 manifestants, dont 48 femmes et au moins 68 enfants ont été tués, certains battus à mort.)6
Il offre des réflexions comiques telles que : « Il y a tout de même une chose à porter au crédit de la République islamique : il n’y a pas de McDo en Iran ».
Florilège d’un contenu exotique
Parmi la vingtaine de personnages masculins, il y a Habib aux allures d’un bodybuilder qui mange à chaque déjeuner « douze œufs — douze ! », Ali « un chauffard » de la route, Yassin « le sosie officiel de Salman Rushdie version iranienne », Reza et son « Café crème une méthode d’introduction au français », dans le désert, un jeune iranien « coiffé comme Elvis », Amir qui « se branle sur des pornos amateurs », un autre qui ressemble à « Kim Jong-un ! », mais surtout « un garagiste-ostéopathe opiomane doux comme un agneau, gras comme un cochon, quarante années sur cette terre, dont les six dernières exclusivement consacrées à fumer de l’opium assis en tailleur » (l’écrivain le mentionne à trois reprises, à croire qu’il ne s’en remet pas) et de préciser aussi qu’il « soulevait une fesse et nous faisait l’offrande de longs pets silencieux. »
Les photos prises par l’écrivain — un mollah, une femme en tchador versus une femme dévoilée, le désert — et la mosquée comme illustration de couverture participent aussi aux clichés sur l’Iran.
En terminant cet article, je me demande pourquoi les révolutions des pays musulmans semblent être prises à la légère, et ce à la quasi-unanimité.
En adoubant un livre à la vision eurocentrée écrit par un auteur qui a une méconnaissance de l’Iran, la critique littéraire participe activement à la transmission de stéréotypes aux relents orientalistes sur un pays du Moyen-Orient. Le contenu et la réception littéraire consignent et archivent un mouvement révolutionnaire, toujours en cours et soutenu par des actions quotidiennes menées au péril de leur vie par des femmes. Des femmes iraniennes.
- Et un Belge — NDLR
- Avis de lecteur Babelio
- Avis de lecteur Babelio
- Voir à ce sujet Nila, Dans les rues de Téhéran, Calmann-Lévy, 2023
- Ibid.
- Ibid.