L’insoutenable légèreté du soulèvement populaire en Iran

Illustration : Ivonne Gargano

La jour­na­liste et autrice fran­co-ira­nienne Gol­ringue Huchet ana­lyse dans cet article la méca­nique média­tique qui a por­té aux nues le livre L’usure d’un monde, un car­net de voyage en Iran paru en mai 2023. Ce récit, qui passe com­plè­te­ment à côté du sou­lè­ve­ment « Femme Vie Liber­té » qui lui est pour­tant contem­po­rain, a reçu dans l’espace fran­co­phone un accueil qua­si exta­tique. Décryp­tage d’un phé­no­mène média­tique qui en dit beau­coup plus long sur l’orientalisme ambiant des médias fran­co­phones que sur la culture per­sane et les mou­ve­ments de plaques tec­to­niques qui se jouent depuis quelques années en Iran.

C’est l’histoire d’un auteur fran­çais qui décide de par­tir en Iran en novembre 2022 pour mar­cher « sur les pas » du regret­té écri­vain suisse Nico­las Bou­vier. Ce der­nier est répu­té pour son for­mi­dable car­net de voyage L’usage du monde écrit 70 ans plus tôt lors d’une tra­ver­sée épique de plu­sieurs pays d’Asie dont l’Iran. Un récit à la plume poé­tique qui évite le piège du voyage dit « orien­ta­liste » et qui rompt avec la tra­di­tion exo­tique pré­sente chez ses pré­dé­ces­seurs tels que Pierre Loti et Law­rence d’Arabie.

Fran­çois-Hen­ri Dés­érable prend donc l’avion — et ce, mal­gré les injonc­tions for­melles du minis­tère des Affaires étran­gères fran­çais d’éviter d’y voya­ger -, pour se rendre dans ce pays qui connait alors un sou­lè­ve­ment popu­laire sans pré­cé­dent et qui — pour rap­pel — détient à ce moment six otages fran­çais1. La cause de cette révolte ? Le décès d’une jeune femme âgée de 22 ans bat­tue à mort lors de son inter­pel­la­tion par la police des mœurs pour un voile por­té de façon « inap­pro­priée ». C’est cette mèche de che­veux qui va embra­ser le pays et don­ner nais­sance au mou­ve­ment « Femme, vie, liber­té » : du Nord au Sud, de l’Est à Ouest, des mil­liers de femmes déversent dans les rues en scan­dant le nom de la vic­time : « Nous sommes toutes Mah­sa Amini ! ».

Cinq mois à peine, alors que le mou­ve­ment de contes­ta­tion bat son plein, un livre de 160 pages inti­tu­lé L’usure d’un monde — Une tra­ver­sée de l’Iran, publié aux édi­tions Gal­li­mard, se retrouve dans toutes les librai­ries de la fran­co­pho­nie. La récep­tion lit­té­raire fran­çaise, suisse, belge et qué­bé­coise est dithyrambique.

Je n’ai pas lu le même livre.

Ce que les critiques littéraires ont retenu

On admire le cou­rage et la bra­voure d’un écri­vain — au détri­ment des femmes et des hommes iranien·nes -, et qui s’y est ren­du de son plein gré. « Quel cou­rage d’y être allé » ; « une entre­prise à très haut risque » ; « le pari osé d’un écri­vain » ; « il s’en fal­lut d’un che­veu pour que l’é­cri­vain fran­çais rejoigne ses six com­pa­triotes incar­cé­rés en Iran » ; « bra­vant l’interdiction des auto­ri­tés offi­cielles » ; « il était là-bas en dan­ger réel de mort. »2 ; « Fran­çois-Hen­ri Dés­érable a eu le cou­rage d’en­tre­prendre un voyage en Iran »3. L’intrigue, le fil rouge se tisse autour de l’auteur et de son devenir.

On court le monde. « Un récit de voyage hors du com­mun » ; « Fran­çois-Hen­ri Dés­érable vous nous faites voya­ger en Iran » ; « une virée en Iran, un road-trip au pays des mol­lahs » ; « une ode au voyage depuis son fau­teuil où l’on rêve de l’Iran, de ses cou­leurs et ses pay­sages, de son hos­pi­ta­li­té et de sa culture, de ses mets et de ses rêves » ; « le long d’un iti­né­raire dont les étapes font rêver – Tabriz, Saq­qez, Ispa­han, Chi­raz, Per­sé­po­lis, etc. ».

On rend hom­mage à la lit­té­ra­ture : « un hom­mage à l’écrivain-voyageur suisse Nico­las Bou­vier » ; « un Bou­vier d’aujourd’hui » ; « les héri­tiers de l’écrivain du voyage Nico­las Bou­vier » ; « moi je trouve ça très beau qu’il marche sur les pas de Nico­las Bou­vier ».

On rit. « Le tout avec un humour se pla­çant au-des­sus, et une manière rapide de pré­sen­ter la situa­tion » ; « dans un récit unique à la fois sen­sible, pro­fond, éru­dit et drôle » ; « tein­té d’humour, qui rend la lec­ture d’autant plus réjouis­sante », « on erre dans les zones grises avec humour et acui­té », « les ren­contres racon­tées tou­jours avec humour »…

On s’émerveille, on aime le beau. « Firou­zeh, qui danse au som­met d’une mon­tagne, en Répu­blique isla­mique il est inter­dit de dan­ser. Elle se lève, et tourne comme un der­viche, len­te­ment d’abord…. Tou­jours plus vite, une tou­pie orange, che­veux au vent par­mi le noir des tcha­dors. C’est beau ! », « l’in­croyable écho de Téhé­ran », « Le mer­veilleux écho de Téhé­ran ». Mer­veilleux ? Un cri vaillant qui fend le ciel plu­tôt, non ?

On ne trouve pas la démarche de l’auteur ubuesque :

C’est sur la mati­nale de France Inter que j’entends l’intention de l’écrivain.

« Mais pour­quoi l’Iran Fran­çois-Hen­ri Dés­érable, pour­quoi ? » C’est la ques­tion de Léa Sala­mé. Réponse de Fran­çois-Hen­ri Dés­érable : «… parce que lors­qu’on songe aux mon­tagnes qui cernent Téhé­ran, lorsqu’on songe au bleu inimi­table des mos­quées d’Ispahan, lors­qu’on songe aux richesses du bazar de Chi­raz ou à la lumière qui se lève et qui se couche der­rière les dunes du désert de Lout et bien on a envie de par­tir, mais on a aus­si envie de véri­fier l’hospitalité des Iraniens… ».

Ima­gi­nez qu’en 2010, lors des suc­ces­sions inédites des sou­lè­ve­ments popu­laires dans les pays d’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen-Orient, le tout qua­li­fié (par les médias occi­den­taux) de « Prin­temps arabe », qu’un écri­vain se soit dit et si j’allais faire un trip en Tuni­sie pour la beau­té de ses mos­quées et pour le par­fum de ses jasmins ?

Rappel de la situation

Et pour­tant depuis la mi-sep­tembre 2022, les médias occi­den­taux informent sans relâche sur la situa­tion en Iran depuis la mort de Mah­sa Ami­ni. Ce qui sera d’abord qua­li­fié « d’une secousse, d’une vague de colère des femmes », d’« une contes­ta­tion inédite des femmes, d’un « sou­lè­ve­ment popu­laire », d’une « révolte du peuple ira­nien » devien­dra « la Révo­lu­tion des femmes ira­niennes ». « Iran’s femi­nist social Revo­lu­tion rages on » ; « En Iran, les femmes ont lan­cé « ‘’la révo­lu­tion », « A Téhé­ran, les femmes ira­niennes se révoltent che­veux au vent », jusqu’à mettre en avant la mobi­li­sa­tion inédite de la dia­spo­ra dans toute l’Europe et l’occident : « l’intervention des dia­spo­ras ira­niennes a révé­lé des formes inédites de soli­da­ri­té et d’influence », « Les Ira­niennes de Bel­gique debout en sou­tien à leur peuple ».

D’une voix, il y a un peuple qui grâce aux femmes scandent au péril de leur vie : « ZAN, ZENDEGUI, ÂZÂDI » (« FEMMES, VIE, LIBERTÉ »)

Ces Ira­niennes ont réus­si un tour de force inouïe : fédé­rer et ras­sem­bler. Elles sont les actrices de ce mou­ve­ment révo­lu­tion­naire inédit.

Je dépose ici les mots de l’u­ni­ver­si­taire Asef Bayat dans une inter­view au New­li­nes­mag pour mesu­rer l’ampleur de ce qui se passe quand Fran­çois-Hen­ri Dés­érable est sur place :

« Il s’agit d’un sou­lè­ve­ment dans lequel les femmes jouent un rôle cen­tral. Ces carac­té­ris­tiques dis­tinguent ce sou­lè­ve­ment des pré­cé­dents. On a l’impression qu’un chan­ge­ment de para­digme s’est pro­duit dans les sub­jec­ti­vi­tés ira­niennes ; cela se reflète dans la place cen­trale des femmes et de leur digni­té, qui concerne plus lar­ge­ment la digni­té humaine. »

Il faut rap­pe­ler ici que le simple fait de mani­fes­ter, léga­le­ment inter­dit en Iran, est déjà en soi un acte de résis­tance cou­ra­geux. Ces femmes ne vont pas hési­ter, et au risque de leurs vies, à débou­lon­ner une par une les inter­dic­tions édic­tées par un régime théo­cra­tique et sadique, qui tient bon depuis plus de quatre décen­nies. En enle­vant leur « hid­jab obli­ga­toire » dans l’espace public, elles risquent selon l’article 134 du code civil ira­nien une sen­tence allant jusqu’à 15 ans de pri­son. Alors, ima­gi­nez-les un ins­tant, en train de cra­mer leur voile, de dan­ser, de chan­ter, de cari­ca­tu­rer, de déchi­rer, de taguer sur les por­traits des aya­tol­lahs, équi­va­lents de Dieu sur terre, qu’elles insultent le poing levé, de faire sau­ter les tur­bans des Mol­lahs… Elles s’emparent de l’espace public. En pleine rue, elles implosent au nez et à la barbe de la Répu­blique isla­mique. Du jamais vu. Nous sommes dans la qua­trième dimension.

Fran­çois-Hen­ri Dés­érable, le roman­cier fran­çais est là. Il est le « témoin pri­vi­lé­gié » de l’Histoire de femmes ira­niennes en train de faire Révolution.

Où sont ces femmes ? 

Il y a pour­tant bien une pro­messe dans la dédicace :

« Aux Iraniennes
vent debout
che­veux au vent »

Jetez aux oubliettes l’adresse aux Ira­niennes, elles ne sont que trois : Shey­da, Firou­zeh et Niloofar.

Ensemble elles tota­lisent une dizaine de pages. Dix pages pour celles qui ont déclen­ché le plus grand mou­ve­ment de contes­ta­tion en Iran au 21e siècle.

Trois pré­noms fémi­nins contre 25 mas­cu­lins. Les chiffres ne mentent pas. Elles auraient dû, en toute logique, être les voix prin­ci­pales de ce récit.

En par­lant à peine d’elles, Fran­çois-Hen­ri Dés­érable ne dit pas qu’elles sont consi­dé­rées comme des citoyennes de seconde zone depuis l’instauration de la Cha­ria en 1980 par l’Aya­tol­lah Kho­mei­ny. Il ne dit pas que leur vie compte pour la moi­tié de celle d’un homme. Il ne dit pas que le sort des femmes ira­niennes est qua­li­fié d’apartheid de genre. Tout comme il invi­si­bi­lise la voix des femmes, il mini­mise la réa­li­té du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire qui est alors en cours. Il expé­die le sujet en expli­quant que les mani­fes­ta­tions sont si vite répri­mées par la police que les Iranien·nes conti­nuent à vivre nor­ma­le­ment, à jouer aux échecs dans les parcs, etc.

Il dément que le « pays est à feu et à sang » et « se méfie de l’effet de loupe » des médias. Il va même jusqu’à le com­pa­rer au trai­te­ment média­tique des Gilets jaunes. Oui parce que Fran­çois-Hen­ri Dés­érable com­pare la situa­tion ira­nienne avec une vision occi­den­ta­lo-cen­tré tout au long du récit.

Déambulation en Révolution

Ain­si, l’on suit au fil des pages les pro­me­nades de l’écrivain.

Il tra­verse le pays tran­quille­ment muni de son visa touriste.

(La vague de pro­tes­ta­tion a cou­vert tout le ter­ri­toire, s’étendant à 160 villes et la tota­li­té des 31 pro­vinces.)4

Lors d’un tra­jet en voi­ture, il pro­fite pour faire un point route : « La cir­cu­la­tion y est fluide, la vitesse limi­tée à 120 kilo­mètres-heure », mais aus­si un « point-mood » : « le vent frais me caresse la figure et désert à perte de vue : On est bien ».

(Entre le 16 sep­tembre et le 2 décembre, plus de 1641 mani­fes­ta­tions ont été enre­gis­trées.)5

Au bazar de Chi­raz, il « a des envies de tout s’acheter […] des envies très bour­geoises de mai­son secon­daire ».

(Entre le 16 sep­tembre et fin décembre 2022, au moins 537 mani­fes­tants, dont 48 femmes et au moins 68 enfants ont été tués, cer­tains bat­tus à mort.)6

Il offre des réflexions comiques telles que : « Il y a tout de même une chose à por­ter au cré­dit de la Répu­blique isla­mique : il n’y a pas de McDo en Iran ».

Florilège d’un contenu exotique

Par­mi la ving­taine de per­son­nages mas­cu­lins, il y a Habib aux allures d’un body­buil­der qui mange à chaque déjeu­ner « douze œufs — douze ! », Ali « un chauf­fard » de la route, Yas­sin « le sosie offi­ciel de Sal­man Rush­die ver­sion ira­nienne », Reza et son « Café crème une méthode d’introduction au fran­çais », dans le désert, un jeune ira­nien « coif­fé comme Elvis », Amir qui « se branle sur des por­nos ama­teurs », un autre qui res­semble à « Kim Jong-un ! », mais sur­tout « un gara­giste-ostéo­pathe opio­mane doux comme un agneau, gras comme un cochon, qua­rante années sur cette terre, dont les six der­nières exclu­si­ve­ment consa­crées à fumer de l’opium assis en tailleur » (l’écrivain le men­tionne à trois reprises, à croire qu’il ne s’en remet pas) et de pré­ci­ser aus­si qu’il « sou­le­vait une fesse et nous fai­sait l’offrande de longs pets silen­cieux. »

Les pho­tos prises par l’écrivain — un mol­lah, une femme en tcha­dor ver­sus une femme dévoi­lée, le désert — et la mos­quée comme illus­tra­tion de cou­ver­ture par­ti­cipent aus­si aux cli­chés sur l’Iran.

En ter­mi­nant cet article, je me demande pour­quoi les révo­lu­tions des pays musul­mans semblent être prises à la légère, et ce à la quasi-unanimité.

En adou­bant un livre à la vision euro­cen­trée écrit par un auteur qui a une mécon­nais­sance de l’Iran, la cri­tique lit­té­raire par­ti­cipe acti­ve­ment à la trans­mis­sion de sté­réo­types aux relents orien­ta­listes sur un pays du Moyen-Orient. Le conte­nu et la récep­tion lit­té­raire consignent et archivent un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, tou­jours en cours et sou­te­nu par des actions quo­ti­diennes menées au péril de leur vie par des femmes. Des femmes iraniennes.

  1. Et un Belge — NDLR
  2. Avis de lec­teur Babelio
  3. Avis de lec­teur Babelio
  4. Voir à ce sujet Nila, Dans les rues de Téhé­ran, Cal­mann-Lévy, 2023
  5. Ibid.
  6. Ibid.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *