Des enquêtes scientifiques l’ont déjà démontré : après des catastrophes de grande ampleur (ouragans, mégafeux, épidémies, guerres…), toute l’énergie des populations et des autorités concernées est absorbée, dans un esprit de résilience, par le désir de reconstruire, de repartir de l’avant et de « revenir à la normale » le plus rapidement possible. Bien plus que par le souci de tirer les enseignements de ce qui nous arrive quant aux causes profondes et aux réorientations à imprimer. La gestion de crise qui s’applique à ces scénarios catastrophe lorsqu’ils se réalisent, contribue par ailleurs à conforter les opinions que c’est la seule chose à faire. Voici comment…
Pour être efficace, le management de crise, au travers de sa communication, tend à donner une visibilité maximale et un caractère prescriptif à l’arsenal de techniques, de procédures, de mesures, de normes et de pratiques qu’il mobilise pour tenter de faire face à la situation. Pareille surexposition des instruments de travail nous amène alors, sans que nous le voulions, à (ré)interpréter les désastres survenus et le mode approprié de leur prise en charge en fonction de la perception des choses que proposent les « cadrages » – cognitifs, affectifs, médiatiques – immédiatement disponibles et tels que les forgent les outils, les experts et la communication de crise. Ce sont en quelque sorte ces cadrages, ces interprétations resserrées du réel, et l’action des instruments qui viennent dire ce qu’est la crise et qui définissent en conséquence le champ des possibles.
Le traitement de la crise la définit
Ce sont eux aussi, ce faisant, qui tracent la frontière entre ce qui relève de la crise et ce qui est ou pas lié à la crise en termes de causalités. « En effet, pointent trois chercheuses en sciences sociales, définir une crise suppose de pouvoir distinguer un état normal d’un état dysfonctionnel »[1] : nommer une crise en tant que telle, c’est accepter l’état qui la précède comme ordinaire, normal ou fondamentalement sain… jusqu’à un certain point. Ainsi, dans le cas des inondations de la mi-juillet, les cadrages de la gestion de crise qui se sont imposés aux agendas politique et médiatique font remonter la recherche des responsabilités de l’état dysfonctionnel aux jours qui ont précédé les pluies torrentielles et à la chaîne de coordination des acteurs opérationnels concernés ; mais pas aux décennies précédentes, ni aux choix politiques et au poids des structures capitalistes d’organisation des sociétés « thermo-industrielles » contemporaines.
Et c’est bien là tout le problème : une incapacité manifeste ou un refus de prendre acte, explicitement du moins, du caractère radical de la nouveauté de notre présent[2]. On réagit après coup et au coup par coup aux différents chocs qui se produisent. Parmi d’autres facteurs documentés par ailleurs1, cela tient, à notre sens, à deux évolutions majeures. D’une part, l’accélération contemporaine du rapport au temps dont la puissante dynamique piège les sociétés humaines dans une sorte de présent permanent sans fenêtre2. D’autre part, la transformation de l’art public de gouverner en gouvernance : l’enracinement de l’esprit néolibéral « dans les têtes et dans les cœurs » (selon le vœu devenu réalité de Margaret Thatcher), en ce compris chez ceux qui y sont a priori hostiles ou réticents, a vu le modèle de la gestion managériale basée sur les « bonnes pratiques » et sur la « résolution de problèmes » gagner, progressivement mais sûrement, l’ensemble de la sphère publique. De même que s’est imposée la contrainte de convaincre en permanence de l’efficacité à court terme de l’action politique en termes d’image et de communication. En conséquence de quoi, les responsables politiques se trouvent mus, de plus en plus, par la crainte de se montrer faillibles.
Résultat ? On fait d’abord… ce qu’on sait faire. De plans de continuité en plans de relance économique, ici, ou de reconstruction, là. Que l’on agrémentera de volets et de lignes de financement présentés comme verts. Quitte à faire faire passer les objets et le secteur numériques à l’empreinte carbone exponentielle comme des alternatives vertueuses du point de vue écologique3.
Investissements publics d’hier et d’aujourd’hui
Les plans européens et nationaux de relance actuels sont souvent considérés, à cet égard, comme la traduction d’un retour de l’Etat via des investissements publics dans des secteurs jugés stratégiques pour la croissance future (numérique, énergies renouvelables…) Ils impliquent certes une relégitimation des politiques industrielles et budgétaires expansionnistes, à rebours de l’orthodoxie austéritaire des quarante dernières années. Mais là, où durant les années d’après-guerre, l’objectif des politiques d’investissement était, pour l’Etat keynésien planificateur, de structurer des secteurs économiques entiers en influant, au moyen de subventions, sur les choix de développement des entreprises, il en va différemment de nos jours : les politiques d’investissements préconisées par le Green New Deal de la Commission européenne, par exemple, visent à stimuler le développement des acteurs du marché en laissant à la décision politique le seul loin de déterminer les objectifs généraux (comme la transition énergétique), mais sans intervenir dans les stratégies des acteurs économiques.
Comme le note la chercheuse en science politique Ulrike Lepont, « ce modèle d’investissement correspond d’une part à une confiance dans l’efficacité du marché et des acteurs privés, dont les choix sont jugés plus judicieux en matière d’investissement. Il est également censé être moins coûteux pour les finances publiques et permet de respecter le cadre du droit européen, qui impose aux Etats de se comporter comme des ’’investisseurs avisés en économie de marché’’». En outre, la doctrine keynésienne de stimulation de l’économie par l’Etat s’accordait bien avec le choix politique de la période d’après-guerre d’un développement sans précédent de l’Etat social, caractérisé par la démarchandisation de pans entiers de l’économie et le développement du secteur public. On en reste très loin aujourd’hui.
Le recours public, désormais normalisé à des cabinets de consultance privés, du type Mac Kinsey, à la faveur des crises à gérer ou des plans de redressement à élaborer, s’inscrit dans la même logique de l’auto-dessaisissement du pouvoir public de ses missions névralgiques et de ses propres compétences internes. Ce court-circuitage des appareils étatiques contribue d’ailleurs à faire advenir ce qu’il critique : la déperdition des savoirs des structures et des agents de l’Etat, déjà affaiblis par des années de réduction de leurs moyens, et leur incapacité, demain, à construire une stratégie, une expertise et une efficacité logistique.4
N’est-ce pas, au fond, cette reconfiguration – cette défiguration à proprement parler – de l’action publique qui peut expliquer que les autorités compétentes n’aient pas réussi à coordonner, comme elles étaient supposées le faire, tous les acteurs de la chaîne de soin, avant-hier, et ceux des ressources hydrauliques hier ? La colonisation de l’appareil d’Etat par la philosophie utilitariste du Nouveau management public, par les process, par des batteries de tableaux de bord, de logiciels de compétences, de protocoles de normes et d’indicateurs de performance… tend à exclure les réalités et l’expérience du terrain. De même, le passage d’une culture de l’utilisateur à une culture du chiffre expurge de son champ d’application tout ce qui ne peut pas être mesuré, c’est-à-dire tout ce qui fait l’essence du soin, tant du service à offrir que des publics à qui il se destine.
- Voir « Climat. Pourquoi les urgences ne répondent pas », Les Cahiers de l’éducation permanente, n°54, Editions PAC, octobre 2019.
- Pascal Chabot, Avoir le temps. Essai de chronosophie, PUF, 2021 et https://www.philomag.com/articles/avoir-le-temps-essai-de-chronosophie-de-pascal-chabot.
- Bruno Poncelet, « Quand quitterons-nous l’âge sombre du capitalisme marchand ? », CEPAG, mis en ligne le 19 juillet 2021.
- Antoine Vauchez, « Contre le Covid-19, la stratégie du court-circuit a un coût, des biais et des effets pervers », Le Monde, 29 janvier 2021.