Il est difficile d’évoquer les jeux vidéo sans aborder leurs liens avec les instances militaires américaines. Depuis le début de leur histoire, les jeux vidéo et le Pentagone nourrissent une relation particulière. C’est d’abord grâce à des capitaux fournis par l’armée que cette industrie a pu se développer. Le premier jeu à être considéré en tant que tel est Spacewar, développé sur un oscilloscope au MIT en 1962, mettant en scène une bataille spatiale. Le fait que le premier jeu propose à deux joueurs de s’affronter pour la conquête de l’espace en pleine crise de Cuba n’a rien d’une coïncidence et nous montre deux choses. La première est que depuis le début, les jeux vidéo sont imprégnés du contexte politique de leur création. La seconde est qu’ils nous offrent une version binarisée du monde : deux pôles s’affrontent pour la victoire. Cette schématisation du monde est toujours d’actualité. Les jeux vidéo ne sont donc en rien un loisir apolitique lorsqu’ils mettent en scène l’échec même de la politique : la guerre.
JEUX VIDÉO ET ARMÉE : UNE COLLABORATION LONGUE DURÉE
Ainsi, le Pentagone et l’industrie vidéoludique travaillent de concert depuis la naissance du secteur. Actuellement, l’industrie profite des avancées technologiques colossales du Pentagone. Réciproquement, les jeux offrent à l’armée une multitude d’outils d’entraînement. Les échanges entre l’armée et l’industrie vidéoludique sont très conséquents. Citons pour l’exemple l’embauche de Dave Anthony, l’un des auteurs et producteurs de Call of Duty, par l’Atlantic Council, agence en lien avec le Pentagone. C’est pour ses capacités de scénariste qu’il a été embauché : son rôle est d’établir des scénarios de crise dans le but d’organiser des simulations. Au-delà de l’anecdote, Dave Anthony nous éclaire sur la politique commerciale de l’industrie du jeu vidéo. Lors d’un forum de réflexion sur l’avenir de l’armée américaine, il a prodigué des conseils de communication aux dirigeants militaires, en les invitant à adopter les mêmes techniques de marketing que l’industrie vidéoludique, à savoir le « lavage de cerveau ». Dans le but de faire accepter de nouvelles mesures aux Américains, il prône donc des campagnes de communication intensives, jusqu’à l’adhésion du public.
Mais l’industrie vidéoludique offre également une vitrine à l’armée américaine, qui utilise les jeux vidéo pour communiquer. L’emblème de cette collaboration est la franchise America’s Army. Conçue par le Pentagone mais développée par l’industrie civile, celle-ci fut lancée en 2002, dans le but avoué d’augmenter les recrutements de l’armée américaine. Le jeu propose d’expérimenter la vie d’un soldat américain à travers un first-person shooter (FPS) particulièrement orienté politiquement. La campagne de recrutement associée à la sortie du jeu est celle qui a remporté le plus de succès auprès des jeunes depuis les affiches de l’Oncle Sam et le fameux « I want you for U.S. Army » de 1917.
LES JEUX VIDÉO COMME THERMOMÈTRE DIPLOMATIQUE
L’industrie des jeux militaires fonctionne en franchises, en proposant un nouvel opus chaque année. Cette sérialité et cette régularité font des FPS militaires d’excellents outils pour suivre l’évolution de l’appareil stratégique américain dont ils font partie intégrante. La comparaison des premiers et des derniers volets de ces séries peut apporter des clés pour comprendre l’évolution de l’Amérique post-11 septembre.
Au début des franchises qui nous intéressent, le joueur incarnait un soldat américain dans la Seconde Guerre mondiale. Puis, après les évènements de 2001, tout a changé, les jeux proposent désormais de jouer ou rejouer des guerres modernes. Ils nous montrent l’actualité stratégique américaine d’une manière très immersive : le joueur vit une expérience de guerre simulée qui se veut toujours plus proche de la réalité sans être réaliste pour autant, quitte à intercaler des faits réels dans l’univers fictionnel. Cela peut se traduire par des partenariats avec les fabricants d’armes ou par l’insertion d’images d’archives dans les jeux. À l’instar des journalistes embarqués (embedded) lors de la guerre du Golfe, certains jeux vidéo ont vocation à offrir une vue de l’intérieur, sans permettre le recul nécessaire à l’analyse. Les scénarios proposés par ces jeux sont bien souvent assez prévisibles pour des raisons commerciales, mais ils importent peu, puisque ce n’est pas le scénario que le joueur vient chercher ici, mais plutôt l’adrénaline et l’immersion. Pourtant, le cadre narratif, le décor, l’environnement et les ennemis à abattre sont souvent les mêmes : il s’agit principalement des pays diplomatiquement en froid avec les États-Unis tels que la Russie, la Corée du Nord, le Nicaragua etc., des pays considérés comme des « États félons ». Au-delà de guerres d’État à État, les jeux nous montrent souvent des guerres contre le terrorisme. Qu’il s’agisse de menaces bactériologiques, ou de guerres virtuelles, les jeux post-11 septembre montrent régulièrement une Amérique attaquée par des terroristes, parfois affaiblie, mais qui se relève plus forte que jamais. Le bien et la justice sont de son côté, dans une lutte contre le mal et la tyrannie. Pour gagner, l’information est la clé : les soldats combattent le terrorisme en récupérant des informations capitales, dans une logique de déduction qui vise à identifier les ennemis qui viennent autant de l’intérieur de l’appareil stratégique que de l’extérieur des États-Unis. L’arsenal dont le joueur dispose est également un bon reflet de la réalité. Par exemple, l’utilisation de drones téléguidés par le joueur se banalise dans ces jeux tout comme sur le terrain. La comparaison des jeux actuels et des jeux moins récents nous montre principalement une tendance à refléter la température diplomatique au moment du développement des jeux. Les conflits proposés aux joueurs sont souvent inspirés de la réalité. On ne montre pas forcément un conflit en cours, mais souvent des conflits fictifs vraisemblables qui peuvent prendre part à la diabolisation d’un pays, la Corée du Nord en ayant récemment fait les frais.
REPÉRER LES CONTENUS IDÉOLOGIQUES : PAS SI FACILE
Mais au-delà de ces ficelles narratives évidentes, certains contenus idéologiques sont plus difficiles à déceler pour le joueur pris dans l’action.
Tout comme à Hollywood, le scénario est mis à contribution pour montrer la supériorité des États-Unis : quoi qu’il se passe dans le jeu, l’Amérique sort grandie des affrontements. Son armée et sa puissance de feu lui assurent cette supériorité en permettant au « bien » de triompher du « mal », ou plus exactement des alliés de « l’Axe du mal » que George W. Bush évoquait au lendemain du 11 septembre. Le monde est donc ainsi binarisé, on ne peut être que du côté du bien ou du côté du mal, sans nuance possible.
Les FPS militaires participent aussi, à l’instar des autres médias, à la diffusion de valeurs. Celles qui sont prônées dans ces jeux sont les valeurs officielles de l’armée américaine : Loyauté, Devoir, Respect, Service désintéressé, Honneur, Intégrité, courage Personnel (LDRSHIP). Les soldats semblent toujours lutter pour le bien et la démocratie, qu’ils incarnent. Ils se battent contre ceux qui tentent de révoquer la liberté. Dans certains jeux parmi les plus stéréotypés, on retrouve également les schémas familiaux les plus conservateurs : un héros blanc incarne la masculinité militarisé, il est attendu par sa femme à la maison. Celle-ci dévoue son existence au bien-être de sa famille, et sacrifie son bonheur pour la nation. Bien que récurrent, ce stéréotype n’est évidemment pas l’apanage des jeux vidéo et se retrouve également dans les blockbusters hollywoodiens tels qu’American Sniper.
POINT DE NEUTRALITÉ ICI
Ainsi, les jeux vidéo en général, mais les FPS militaires tout particulièrement, sont empreints du contexte de leur époque, et ce depuis les prémices de l’industrie. En conséquence, ils sont de bons indicateurs de température diplomatique, et également d’excellents indicateurs technologiques. Alors qu’ils proposent des sensations fortes et une immersion toujours plus importante, ils sont également des vecteurs idéologiques. Cette convergence idéologique reprise par la très grande majorité des jeux n’est pas étonnante lorsque l’on sait les interactions entre le secteur vidéoludique et l’armée. Ces jeux se placent de surcroît dans une logique industrielle post-fordiste, dont le but est de vendre au plus grand nombre. Les éditeurs sont donc incités à proposer un scénario consensuel afin d’attirer le plus de joueurs possible en reprenant les codes de ce qui fonctionne, entre autres à travers les blockbusters hollywoodiens. Néanmoins, il serait injuste de dire que tous les éditeurs font le choix de se loger à la même enseigne. Certains studios proposent aux joueurs une réflexion sur l’actualité stratégique mondiale. Spec Ops : The Line reprend par exemple les codes des FPS, tout en montrant aux joueurs les horreurs de la guerre, à la façon du film Apocalypse Now. Le joueur est mis à mal par ce jeu qui le pousse dans ses retranchements en l’exposant à des contenus dérangeants afin qu’il réalise que la guerre n’est justement pas un jeu. La réalité est ici aussi mise en scène, mais dans l’idée de proposer au joueur de développer son esprit critique, dans une logique d’immersion plus réaliste que les FPS classiques qui proposent uniquement la version officielle de l’Histoire.
Références
Andrew J. Bacevich, The New American Militarism : How Americans Are Seduced by War, Oxford University Press, 2013.
Alexis Blanchet, Des pixels à Hollywood : cinéma et jeu vidéo, une histoire économique et culturelle. Pix’n love, 2010.
Nina B. Huntemann et Matthew Thomas Payne (sous la dir.), Joystick soldiers: the politics of play in military video games, Routledge, 2010.
David Leonard, « Unsettling the Military Entertainment Complex: Video Games and a Pedagogy of Peace. » in SIMILE, no 4, novembre 2004.
Stephen Kline, Nick Dyer-Witheford, et Greig De Peuter, Digital play: the interaction of technology, culture, and marketing, McGill-Queen’s University Press, 2003.
Haude Étienne est administratrice de l'OMNSH (Observatoire des mondes numériques en Sciences Humaines) et doctorante, elle rédige actuellement une thèse intitulée « Militarisation et immersion : la nouvelle donne vidéoludique post-11 septembre »