Septembre 2020 : le Conseil Supérieur de l’Education aux Médias publie un numéro dédié aux jeux vidéo dans sa collection Repères. Y retrouver un numéro sur le jeu vidéo témoigne d’un intérêt pour ce média jusqu’ici relativement ignoré : « Le CSEM propose dans ce carnet […] des pistes pour comprendre la complexité du jeu vidéo, déconstruire certains discours médiatiques et valoriser ce média dans une approche éducative et critique ». La publication de cet organisme officiel qui aborde les sujets médiatiques brulants et leur adresse une approche éducative qui dépasse les paniques morales habituelles relatives aux médias, plaide ainsi pour dépasser la traditionnelle angoisse sur le temps de jeu ou la régulation des contenus violents ou perturbants. Le jeu vidéo rejoint de la sorte les thèmes médiatiques traditionnels, comme la publicité ou l’information journalistique.
Cette publication accompagne un intérêt croissant dans l’espace éducatif au sens large. Difficilement imaginable il y a encore 10 ans, un enseignant du secondaire peut désormais suivre une formation intitulée « Donnons une place à la culture vidéoludique à l‘école et aux jeux vidéo » dont la présentation rappelle que : « La « boîte noire » du jeu vidéo — c’est-à-dire ses langages, ses spécificités culturelles, esthétiques et artistiques — est rarement ouverte et expérimentée par les élèves en contexte scolaire. ». Que ce soit sous le prisme d’une thématique particulière comme les stéréotypes de genre ou par une approche relative aux industries médiatiques (présenter des jeux réalisés avec un petit budget), ces formations présentent les jeux vidéo comme des objets dignes d’un accompagnement éducatif auprès des élèves, au même titre que le cinéma ou la télévision.
Le jeu vidéo enfin reconnu comme objet légitime par le secteur (socio)culturel
Le monde associatif n’est pas en reste. Plusieurs programmes de formation ou de réflexion sur le numérique intègrent le jeu vidéo. Des parcours comme MediaCoach, des organismes comme ACMJ ou même Arts et publics (qui placent le jeu vidéo à côté des Arts, des Musées et de la Médiation culturelle) proposent d’outiller les animateurs·trices du socioculturel en structurant la pensée critique appliquée aux jeux. Les ressources se diversifient. Tout comme il existe des outils pour analyser les théories du complot ou le cinéma, le jeu vidéo se retrouve au cœur de fiches pédagogiques et d’activités de réflexion/production. Le champ universitaire accompagne le mouvement avec la création de la première formation dédiée au jeu vidéo à l’occasion de la rentrée 2020. Pour Pierre Yves Hurel de l’ULG : « pour pouvoir utiliser cet outil de manière pertinente, une formation est nécessaire pour comprendre comment fonctionne le jeu vidéo, comment on fait passer un message ou comment on raconte une histoire par ce biais-là ».
Cette évolution accompagne celle du champ culturel souvent dédiée à la promotion de jeux « indépendants », notamment belges, à l’image du soutien qu’apportent les salles de cinéma d’art et d’essai pour les films d’auteurs. À Charleroi, « L’Espace jeu vidéo du Quai10 est un lieu culturel et pédagogique unique en Belgique. Il vous propose de découvrir une sélection bimestrielle de différents jeux exposés pour leur propos, leur originalité, leur force évocatrice, leur accessibilité et leur convivialité » [8]. En 2019, l’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique (ISELP) proposait l’exposition Games and Politics consacrée au potentiel politique des jeux.
Toutes ces initiatives encouragent une approche critique et empathique de l’objet en lui-même ou des conditions de sa pratique. Tout en saluant ses qualités et les éventuels bienfaits de ses usages, l’animateur·trice devrait être outillé·e pour repérer les stéréotypes, coder une esquisse d’un jeu, accompagner un groupe dans la réflexion autour de ce que serait « un bon jeu » en proposant de découvrir des titres hors des sentiers battus de l’industrie ou des codes dominants. In fine, le ou la citoyen·ne critique prendrait conscience d’interagir avec la marchandise d’une industrie culturelle de laquelle on peut s’émanciper.
Le jeu vidéo est donc un média comme les autres. Il était temps ! Il est un objet analysable sous les angles des langages, des représentations ou de l’économie. On peut y débusquer les idéologies latentes, les symptômes des dominations de genre, géopolitiques ou à caractère racial. Comme tout média, il s’offre aussi à des réceptions différentes selon qu’on soit tel ou telle joueur·euse. Les rapports aux jeux sont envisagés avec en toile de fond la manière dont la société se reflète dans l’expérience ludique. Ceux et celles qui militaient pour que le secteur éducatif et socioculturel s’intéresse au vidéoludique semblent avoir réussi à l’inscrire dans la cartographie des préoccupations bien que les moyens consacrés au domaine soient encore très loin de pouvoir tutoyer ceux octroyés aux moyens d’expressions médiatiques et artistiques plus anciens. Mais le jeu vidéo n’est-il vraiment qu’un média comme les autres ? Le valoriser comme tel passe peut-être à côté d’enjeux et d’opportunités moins perçues, voire urgentes.
Les jeux vidéo sont un environnement médiatique
« Donc il y a des gens qui regardent d’autres gens en train de jouer ? Il faut vraiment avoir rien à foutre de sa vie… » s’exclamait Antoine de Caunes en 2014 sur Canal+ face à une présentation de Twitch.tv.1 C’était l’année où ce site web dédié à la diffusion en direct de parties de jeu était racheté pour près d’un milliard de dollars par Amazon, un montant record. Depuis, Twitch est un des réseaux sociaux les plus importants tandis que YouTube et Facebook ont lancé leurs options de streaming de jeu pour tenter de le concurrencer.
Le streaming est né du développement de la scène compétitive. Dans les salles d’arcade, l’adversaire était un score à battre. Désormais les joueurs s’affrontent dans des jeux spécifiques comme Fortnite (jeu multijoueur de tir en vue subjective) qui animent un marché d’athlètes numériques regroupés, financés et sponsorisés comme le serait une équipe cycliste. En 2019, les droits de diffusion de la League pro du jeu Overwatch (jeu multijoueur de tir en vue subjective) valaient 90 millions de dollars, soit un montant semblable à l’exclusivité télévisuelle de la Jupiler League. Mais le streaming n’est pas que le sport. Des nombreuses stars du web se diffusent simplement en train de jouer auprès de leurs millions d’abonné·es. Derrière leur succès d’audience, un véritable océan de contenus est à la portée de tous. En 2020, Twitch a connu un pic de 200 000 personnes occupées à diffuser du contenu en direct sur autant de « chaînes » avec des audiences qui varient d’une poignée de spectateurs à plusieurs centaines de milliers.
Si YouTube est l’espace des apprentis documentaristes, Instagram celui des photographes, Twitch montre que l’exercice du direct est devenu familier sans se cantonner aux jeux. Plusieurs chaînes sont dédiées à la culture ou au politique2 et interagissent grâce aux fenêtres de chat où chacun déverse ses commentaires dans un flot qui constitue parfois un spectacle en soi. En somme, ce n’est plus la vidéo qui s’est démocratisée, mais bien la télévision.
Twitch marque une évolution nette des pratiques vidéoludiques : elles sont désormais largement communautaires. Des jeux comme Fortnite ou Animal Crossing (Jeu de gestion) se présentent comme de véritables réseaux sociaux. L’enthousiasme relationnel se libère dans des applications créées pour lui. Le programme Discord par exemple permet à chacun de créer des « serveurs » et d’animer des discussions à la manière des forums qui firent jadis les beaux jours d’internet. Pratiquer un jeu conduit à entrer en contact avec des communautés de joueurs·euses et à interagir avec les contenus ou les influenceurs·euses. La scène vidéoludique s’apparente à un vaste archipel où les îles sont aussi bien les jeux, les animateurs·rices de streaming que les regroupements de pratiquant·es.
Des espaces virtuels où se jouent des luttes
Ouverts à tous les vents de la communication, ces espaces sont devenus des lieux de marketing intense pour les marques, mais pas que. Par exemple, l’US Army est un acteur très présent de l’univers de Twitch et s’appuie sur l’e‑sport pour populariser ses équipes dans le but avoué de faciliter le recrutement des jeunes. Ces espaces ont également la réputation d’être largement infiltrés par des mouvements politiques de tous bords parmi lesquels beaucoup se situent à l’extrême-droite, avides de convertir en militant ceux qu’ils identifient comme fragiles et stigmatisés par la méfiance publique qui entoure leur loisir.
En somme, les jeux vidéo et leur environnement constituent aujourd’hui bien plus que des médias : ils représentent un espace public où les tensions sociales se donnent à voir et s’exacerbent et où les jeux sont à la fois les vecteurs d’activités et les sujets de conversation. Si #MeToo a su imposer la question des violences faites aux femmes, l’univers vidéoludique ne cesse lui aussi d’être agité par la dénonciation des oppressions machistes. Concevant leur ADN comme masculin, de nombreuses communautés de joueurs, formelles ou non, manifestent leur résistance à la valorisation des femmes. Le harcèlement et le dénigrement systématique atteignent des sommets au sein des scènes compétitives. Être une femme qui s’affiche dans cet univers revient à s’exposer à une violence décomplexée, parfois redoublée de racisme, d’homophobie ou de validisme.
Si l’éducation aux médias embrasse désormais le jeu vidéo comme un média qui mérite un éclairage critique, la réflexion est peu portée sur ces phénomènes qui sont pourtant des enjeux citoyens. Pour l’éducation permanente, peu encline à se pencher sur les phénomènes dits « virtuels », ces espaces sociaux sont largement ignorés. Ceux-ci pourtant n’ont pas attendu l’action associative traditionnelle pour se mobiliser. Aux violences sexistes, des militant·es réagissent et proposent leurs propres streams et chaînes. Si l’armée ou l’extrême-droite prolifèrent, plusieurs streamers ont mené une opération de soutien aux grévistes de la réforme de retraite française. Plus largement, l’industrie du jeu vidéo elle-même est bousculée par les accusations d’un mépris pour ces questions et d’un laisser-faire coupable notamment en termes de modération. En juillet 2020, Libération dénonçait le harcèlement subi par les femmes au sein du géant Ubisoft. Au même moment, le site Itch.io proposait un achat groupé de centaines de jeux au profit du mouvement Black Lives Matter.
Les évolutions de ces dernières années, renforcées par la numérisation généralisée des rapports sociaux sous l’impulsion de la crise sanitaire, posent des défis qui dépassent le seul rapport au média lui-même. Les imaginaires masculins, compétitifs, militaires voire sécuritaires qui structurent cette culture sont rarement questionnés en dehors de ces espaces. Le monde du jeu vidéo est devenu le théâtre de guerres culturelles et idéologiques où s’engagent des publics jusqu’alors indifférents à ces questions et sans doute éloignés des espaces culturels traditionnels. Les outils de l’éducation sont-ils adaptés pour aborder ces enjeux ? Il reste peut-être à l’action socioculturelle au sens large d’inventer les manières de se mêler à cet univers ni totalement jeune, ni simplement virtuel.
- On ne fait pourtant pas autre chose quand on regarde un match de tennis ou de foot…
- Comme par exemple la chaîne de Jean Massiet consacrée à la vulgarisation de l’actualité politique :
Daniel Bonvoisin et Martin Culot sont animateurs au sein de Média Animation