[Entretien réalisé le 3 juillet 2024]
En quoi comprendre le sionisme permet de mieux appréhender la situation actuelle ?
Le sionisme politique est une idéologie qui a mis du temps à se concrétiser, mais qui a pu le faire grâce à des alliances et à des soutiens importants. Ce qui fût le rêve d’une petite minorité de Juif·ves au départ a pu en effet commencer à s’accomplir à partir du moment où une grande puissance, à savoir le Royaume-Uni, a décidé de soutenir ce projet à partir de 1917. Ce projet est resté minoritaire parmi les Juif·ves jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. C’est seulement avec le traumatisme du judéocide qui a bouleversé l’opinion publique, juive d’abord, occidentale ensuite, que c’est devenu une idéologie dominante qui, depuis lors, n’est plus guère interrogée et est devenue un impensé dans l’opinion publique occidentale.
Dès l’introduction de mon livre, je dis qu’il faut s’intéresser au sionisme parce qu’il a réussi à faire passer comme allant de soi des choses qui ne devraient pas aller de soi pour des démocrates, défenseurs des droits humains. Pour que le sionisme se concrétise, il a en effet fallu bafouer les droits essentiels des Palestinien·nes. La création de l’État d’Israël en tant qu’État juif s’est accompagnée d’un nettoyage ethnique qui est un crime contre l’humanité [la Nakba en 1948 qui voit l’exil forcé de plusieurs centaines de milliers d’habitants par les armées israéliennes NDLR]. Il n’a jamais été remis en question par les grandes puissances occidentales et s’est au contraire poursuivi à un rythme plus lent (sauf lors de la Guerre de 1967, au cours de laquelle environ 250.000 Palestinien·nes ont été expulsé·es de Cisjordanie et 100.000 Syrien·nes du plateau du Golan) jusqu’à nos jours.
S’attaquer au sionisme me semble donc fondamental. Je dis bien s’attaquer parce que c’est une idéologie qui dans sa manière de se concrétiser a des conséquences dramatiques, d’abord pour les Palestinien·nes évidemment, mais aussi pour les Juif·ves, à commencer par les Juif·ves israélien·nes. Un des mythes que je déconstruis dans mon livre, c’est celui qui voudrait qu’Israël soit un refuge pour les Juif·ves. Or, dans les faits, c’est, au contraire, l’un des endroits où les Juifs meurent le plus de mort violente ! Parce qu’évidemment les Palestinien·nes résistent à ce qu’on leur fait subir – n’importe quel peuple placé dans une telle situation d’oppression ferait la même chose. Les sionistes et leurs soutiens présentent les Palestinien·nes comme des gens différents de nous, qui n’accorderaient pas la même importance à la vie humaine. C’est non seulement faux mais aussi très raciste
Le sionisme, que vous décortiquez dans votre ouvrage, est un terme polysémique. Comment cette polysémie peut jouer dans ses usages politiques ?
Dans la première partie, je parle de différents courants sionistes. Mais le courant qui a gagné, ou plutôt les courants qui ont gagné parce qu’ils se sont alliés, sont des courants que j’appelle « éradicateurs ». Ces courants portent l’idée qu’il nous faut un État juif, pour les Juif·ves, qui soit un lieu de refuge pour les Juif·ves. Et la conséquence qui en découle, c’est que pour que cet État reste juif, il faut qu’il y ait un minimum de non-Juifs et un maximum de Juifs — ou de personnes reconnues comme juives par l’État d’Israël. Sur ce dernier point, il faut noter que la manière de distinguer qui est juif de qui ne l’est pas a fort varié au fil des lois israéliennes. Face à l’enjeu de rester en supériorité numérique face aux Arabes, les autorités ont en effet au début des années 1970 modifié la loi dite « du retour » pour permettre à des conjoint·es ou à des enfants qui, selon les prescriptions religieuses ne sont pas juif·ves, d’être considéré·es comme tel·les. C’est une manière de gagner cette bataille démographique.
Cela fait que, malgré mes avis très critiques sur la politique israélienne, je pourrais quant à moi, parce que considéré comme juif par les autorités israéliennes, si je le souhaitais, devenir demain citoyen israélien. Par contre, mes amis palestiniens exilés, qui eux sont nés là-bas, ou dont les parents sont nés là-bas, ou encore ceux qui vivent dans les territoires occupés par Israël depuis 1967 ne le peuvent pas. C’est fondamentalement inadmissible d’un point vu démocratique et antiraciste.
Donc on a ce terme de « sionisme » qui désigne une idéologie qui revendique la création d’un « État refuge » pour les Juifs. Mais il est aussi un qualificatif péjoratif aux yeux des soutiens de la Palestine qui eux le voient comme désignant un projet colonial mené par Israël. Est-ce que cette polysémie peut avoir des conséquences politiques ?
Le problème, c’est que le mot « sionisme » est utilisé à toutes les sauces par des gens qui ne savent pas ce que c’est. Ça fait longtemps que je donne des formations sur le sionisme dans les milieux plutôt sensibles à la question palestinienne parce que j’ai remarqué que les gens ne savent en réalité pas très bien de quoi il s’agit.
Le sionisme imprègne de manière profonde non seulement l’idéologie officielle (donc ses pratiques éducatives, culturelles, médiatiques, etc.) de l’État d’Israël, mais aussi celle qui domine dans le monde occidental. Le fait d’affirmer par exemple : « Il est évident que la solution réside dans la création de deux États » est un leitmotiv qui existe depuis très longtemps et semble sonner comme une évidence. Or, il renvoie à l’idée de deux États basés sur des ethnies alors qu’en réalité les populations sont imbriquées et mélangées sur ce petit territoire. Je ne me prononcerai pas définitivement sur la question de la solution à un ou à deux États, mais j’ai en revanche des positions fermes sur la question de l’égalité des droits. Et l’égalité des droits, ça remet tout à fait en question le principe d’un (ou de deux) État(s) ethnique(s).
Quand les gens m’accusent d’être pour la destruction de l’État d’Israël, je leur réponds que non, je suis partisan de la désionisation de l’État d’Israël. Évidemment, s’il s’agit d’un seul État, ce qui me semble quand même finalement la solution la plus réaliste, il ne sera plus appelé « Israël ». Israël dans la Bible, c’est le nom du peuple hébreu. Donc « Israël » n’est pas seulement le nom d’un État, mais c’est le nom d’un peuple mythique, d’une communauté. Or, tant qu’on l’appellera « Israël », ça dit bien qu’il est fait pour les Juif·ves et pas pour les autres. Dans le cadre d’une solution à un État, il faudra sans doute trouver un nouveau nom, comme « Ispal », « Palis » ou quelque chose comme ça…
On a l’impression que le soutien à l’État palestinien à l’existence du peuple palestinien devient de moins en moins une opinion légitime, singulièrement depuis le 7 octobre 2023, dans les médias dominants et bon nombre de discours publics. En Belgique, la situation est-elle aussi tendue qu’en France ou en Allemagne où les gens reçoivent des amendes quand ils scandent « From the river to the sea, Palestine will be free » ?
La France et l’Allemagne sont les deux États de l’Union européenne qui ont les élites les moins critiques vis-à-vis d’Israël. Je pense que l’opinion publique exprime des avis très différents de celui qui est véhiculé par les médias dominants dans ces pays. On en arrive tout de même à une situation assez dingue qui voit une criminalisation de la solidarité avec les Palestinien·nes. On en arrive à vouloir faire croire qu’une grande partie de l’opinion, qu’une grande partie de la gauche serait antisémite. Je ne suis pas un fan de la France insoumise, mais ce ne sont clairement pas des antisémites.
Aujourd’hui, les débats sont un peu compliqués à mener puisque des gens peuvent en effet se retrouver affublés de l’étiquette infamante d’antisémite lorsqu’ils portent une critique à l’égard de la politique de l’État d’Israël et de son projet colonial. Est-ce qu’« être antisioniste, c’est être antisémite » comme l’affirment certains ? Ou est-ce qu’il s’agit là surtout d’une tentative pour disqualifier la critique et créer de l’autocensure dans les milieux militants pro-palestiniens ?
En plus de mon appartenance à l’UPJB (Union des Progressistes Juifs de Belgique), je fais partie depuis peu d’une association nouvellement créée qui s’appelle l’AJAB, l’« Alliance juive antisioniste en Belgique ». Le terme d’antisioniste est clairement affirmé pour marquer à quel point nous considérons que cette idéologie est néfaste. Et je répète, pas seulement pour les Palestinien·nes, mais pour les Juif·ves aussi. Le sionisme est selon moi une idéologie fondamentalement pessimiste. Elle considère qu’on ne peut pas combattre l’antisémitisme, que la seule manière de s’en prémunir consisterait à vivre entre soi. Et ici, en l’occurrence, au prix des droits les plus élémentaires d’un autre peuple.
Dire qu’« être antisioniste, c’est être antisémite » est une accusation qui circule surtout en France, un peu moins en Belgique même si le débat n’y est pas apaisé non plus. Mais j’ai l’impression que la situation est tout de même beaucoup moins grave d’un point vu démocratique qu’en France ou en Allemagne. Jusqu’ici, heureusement, aucune loi ni pratique judiciaire ne criminalise les personnes qui soutiennent la cause palestinienne. Certaines tentatives existent dans ce sens en Belgique aussi, mais jusqu’à présent elles n’ont pas abouti. On peut manifester. Il n’y a pas eu comme en France d’interdictions préfectorales. On est beaucoup mieux lotis que nos voisins en la matière.
De mon point vue, une association comme la mal nommée « Ligue belge contre l’antisémitisme » fait énormément de tort à la lutte contre l’antisémitisme, parce que justement, ses membres entretiennent constamment la confusion entre critiques des politiques criminelles israéliennes et le véritable antisémitisme, qui, il faut le noter, existe et se développe fortement actuellement. Cette confusion a même tendance à banaliser l’antisémitisme. Il me semble donc très important que des Juif·ves puissent se montrer très critiques de la politique de cet État également pour des raisons égoïstes, parce que ça nous fait du tort à nous Juif·ves ici !
Est-ce à dire que l’anticolonialisme devient de moins en moins acceptable dans nos sociétés, lui qui était traditionnellement un marqueur de gauche ?
L’anticolonialisme en général non, j’en veux pour preuve le riche développement de nombreuses analyses et discours décoloniaux. Mais appliqué au cas israélo-palestinien oui. C’est aussi le paradoxe. En fait le cas d’Israël-Palestine, est anachronique dans l’histoire du colonialisme. Le vote du Plan de partage de l’ONU eut lieu en 1947, la même année que la décolonisation de l’empire des Indes, qui était alors la plus grande colonie au monde, et dont l’accession à l’indépendance marqua le début du grand mouvement de décolonisation. C’est-à-dire qu’au moment où, partout dans le monde les pays colonisés accédaient à l’indépendance, on créait une nouvelle colonie au Proche-Orient ! Une colonie assez particulière puisqu’elle était destinée à accueillir non pas des personnes provenant d’une métropole qui venait s’emparer d’un territoire extérieur, mais des gens provenant de beaucoup d’endroits différents n’ayant pas de métropole propre, mais étant soutenus par des métropoles coloniales.
Est-ce que certains termes ont disparu ou sont devenus plus sujets à caution ? Ainsi, « territoires occupés », « occupation » (qui en France ou en Belgique, évoque irrésistiblement la notion de résistance) ou « colonisation » lui-même semblent peu à peu se raréfier dans les médias alors qu’ils permettent de qualifier ce qu’il se passe… Quel effet cela peut avoir ?
J’ai pour ma part l’impression qu’on continue d’utiliser ces termes, mais qu’on n’en tire en revanche pas toutes les conséquences en matière de droit. Il y a bien un phénomène de colonisation des territoires qu’Israël occupe depuis 1967. Le fait que des territoires soient non seulement occupés, mais aussi colonisés, complexifie la situation et la rend encore plus condamnable. Je souligne à cet égard dans mon livre que la colonisation n’est pas un phénomène à attribuer aux religieux ou à l’extrême-droite non-religieuse, mais bien à l’ensemble de la classe politique israélienne. La colonisation n’a pas commencé avec Netanyahou. Les premiers colonisateurs des territoires occupés en 1967, ce sont des travaillistes, la soi-disant gauche sioniste. Et les premiers responsables du nettoyage ethnique de la Palestine en 1948 aussi d’ailleurs.
J’en reviens au projet de solution à deux Etats qui est devenue aujourd’hui en quelque sorte la feuille de vigne pour masquer le fait que tout continue comme avant. On en parle depuis tellement longtemps… Or, si on voulait vraiment le faire sérieusement, il faudrait justement envisager ce projet comme un projet décolonial, c’est-à-dire basé sur les droits humains et l’égalité des droits.
Avec les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 et les bombardements de représailles sur Gaza qui ont suivi et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, est-ce que vous avez constaté des glissements dans le débat public ? Des éléments qui renforcent votre analyse ou qui se seraient modifiés depuis qu’elle a été énoncée ?
Ce qui s’est passé le 7 octobre et après constitue effectivement un tournant, même si on n’a pas encore assez de recul pour savoir où ça va amener les opinions publiques et les politiques des États. Comme historien, je sais qu’il faut du temps pour approcher le plus possible une vérité factuelle. Mais on a pu déjà observer en revanche toute l’instrumentalisation qui a été faite de cet évènement. Ainsi, on a vu défiler bon nombre de personnes, qui ont accès aux grands médias, qui tentent de disqualifier tout discours qui a trait au 7 octobre, tout discours ou analyse qui dirait « oui, mais… ». Pour eux, il n’y a pas de « mais », c’est le crime absolu et ils refusent toute recontextualisation – qui n’est pas une justification – de l’évènement (comme la vie rendue impossible depuis longtemps dans la bande de Gaza) ou toute remise en cause des représailles israéliennes depuis lors. Des représailles massives qui elles, à les entendre, par contre, autoriseraient beaucoup de « mais ».
Ce qu’on peut aussi dire, c’est qu’une série de mythes israéliens se sont écroulés ce jour-là. Par exemple l’idée selon laquelle Israël serait un État refuge pour les Juif·ves. Ou encore qu’Israël serait invincible. C’est un traumatisme énorme pour la population juive israélienne qui avait jusque-là fermé les yeux sur ce qui se passait en son nom dans les territoires occupés. Lors du grand mouvement de protestation contre le gouvernement Netanyahou à cause de son projet de réforme judiciaire qui s’est produit dans les mois qui ont précédé l’attaque du 7 octobre, les gens qui manifestaient ne s’intéressaient pas du tout à la question de la colonisation. Ils ne voyaient pas le lien avec l’occupation alors qu’ils avaient mis au pouvoir des gens qui sont pour l’éradication la plus complète possible des Palestiniens, pour la poursuite du nettoyage ethnique et pour l’écrasement continuel de toute velléité de résistance de la population vivant sous occupation militaire.
Dans le débat et les discours médiatiques dominants, il semble que la question des Palestiniens et de leurs droits passe de plus en plus à l’as au profit d’un discours qui a tendance à amalgamer Palestiniens, militants du Hamas et terroristes. Le cadrage devient « le Hamas et son terrorisme contre Israël » et non plus « les Palestiniens et leur volonté d’indépendance face à l’occupation»…
Une chaine de télévision d’info continue comme France 24 continue de parler de la « guerre Israël / Hamas ». Idem pour la manchette du live du site du Monde qui y est consacrée. C’est une représentation tout à fait idéologique qui place un État légitime et reconnu face à une organisation terroriste. Et non pas un État illégitime car commettant des crimes contre l’humanité, qui se bat contre une population occupée, colonisée, persécutée, sous blocus, etc. Donc, non, l’armée israélienne ne se bat pas seulement contre le Hamas, mais contre le peuple palestinien tout entier. Et pas seulement à Gaza. On occulte en effet beaucoup ce qui est en train de se passer à Jérusalem-Est et surtout en Cisjordanie où les colons sont en roue libre et voient leurs exactions soutenues par l’armée.
Un des arguments pour s’opposer à la reconnaissance d’un État palestinien, vieille revendication tout de même des mouvements de libération de la Palestine et objet de longues négociations, serait qu’« il récompenserait les terroristes du Hamas ». Il a encore été exprimé officiellement par Israël lorsque l’Espagne, l’Irlande et la Slovénie ont reconnu la Palestine… Si même l’idée d’un État palestinien n’est plus négociable et devient suspecte, que reste-t-il à négocier ?
Dans la conclusion de mon livre, au niveau des « raisons d’espérer » que je développe, la reconnaissance de l’existence du peuple palestinien d’une part, de ses droits d’autre part, représentent tout de même des acquis de toute cette longue lutte des Palestiniens. Je rappelle que jusqu’au début des années 1970, on nommait les Palestiniens « réfugiés arabes ». Au cours de cette décennie-là, ils arriveront à se faire reconnaitre comme un peuple. Et comme un peuple qui a des droits. C’est comme ça que Yasser Arafat sera reçu, pour la première fois, à l’Assemblée générale de l’ONU en 1974, longtemps donc après la création de l’État d’Israël et la non-création de l’État palestinien. C’est donc intéressant que des États membres de l’UE commencent à reconnaitre l’État de Palestine. C’est une reconnaissance symbolique, celle d’un droit. Mais, même si je soutiens cette revendication, je crains en revanche qu’elle ne contribue à la croyance selon laquelle on pourrait avoir deux Etats l’un à côté de l’autre, chose que je juge peu réaliste.
Comment expliquer cette difficulté à utiliser certains termes qui étaient plus facile à utiliser il y a 10 ou 20 ans ? Est-ce que c’est la propagande de l’armée israélienne dont des porte-paroles se retrouvent parfois même directement invités sur des plateaux TV ?
Il y a une grande différence entre ce qui se passe dans le monde médiatique en France et en Belgique. En France effectivement, on retrouve des porte-paroles de l’armée israélienne sur les plateaux. En France aussi, certains conférences de Palestiniens, comme celles de l’avocat Salah Hammouri, habitant de Jérusalem-Est expulsé de son pays après avoir été emprisonné durant au total plus de dix ans dans des prisons israéliennes, se voit interdites alors qu’elles ont lieu sans problème en Belgique. En Belgique, il n’y pas autant de campagne de diabolisation d’élu·es qui prendraient position pour la Palestine comme le subit la députée européenne de La France insoumise Rima Hassan, repeinte en soutien du terrorisme et de l’antisémitisme. En Belgique, le débat reste encore possible.
Qu’est-ce qui fait que dans le débat français, soutenir la cause palestinienne revient aux yeux des éditorialistes de plus en plus à soutenir le terrorisme ?
J’ai une explication simple. En France, les médias dominants sont maintenant pour la plupart aux mains de la droite et de l’extrême droite. Ces médias reprennent leur agenda politique qui vise à faire croire que les soutiens de la cause palestinienne sont des soutiens du terrorisme. Et ça passe. Il y a comme un alignement entre l’extrême-droite française et ses relais médiatiques (comme l’empire Bolloré qui contrôle les chaines C‑NEWS, C8, Europe 1 ou Canal+) avec la propagande et les éléments de langage de l’armée israélienne.
Est-ce qu’on peut dire que le droit à la résistance est de plus en plus contesté en Palestine ? Notamment avec un usage de la notion de « terrorisme » à toutes les sauces ?
Il n’y a pas de définition du terrorisme qui ferait l’objet d’un texte ratifié internationalement. Le terrorisme n’est donc pas une notion juridiquement établie, c‘est surtout une catégorie politique utilisée pour des raisons politiques. François Dubuisson, spécialiste du droit international que je cite dans le livre, montre qu’il n’y a pas d’accord entre juristes sur une définition du terme de « terrorisme ». Quand on qualifie un groupe de « terroriste », c’est une manière de dire : « Avec cette personne je ne discute pas, je la combats, je la détruis. L’OLP et le Fatah ont ainsi été considérés pendant 30 ans comme des organisations terroristes avec qui on ne discutait pas, mais qu’on devait combattre et détruire. Donc, on assassinait ses dirigeants et on refusait toute négociation. C’est à ça que sert la qualification de terrorisme. On fait la même chose avec le Hamas aujourd’hui. Nonobstant les actes de violences posés effectivement par le Hamas, les Israéliens et leurs soutiens ont tout fait pour que le Hamas reste le diable dont on avait besoin. Non seulement pour diviser les Palestiniens, mais aussi pour expliquer pourquoi le « processus de paix » ne progressait pas. Ou encore, pour justifier les mesures sécuritaires et les massacres. Si nous ne devrions jamais hésiter à qualifier de « terroristes » des ACTES qui visent à terroriser une population civile en s’y attaquant de manière indistincte dans un objectif politique, il convient de reconnaître que dans le temps, des organisations ou des Etats ont été tantôt qualifié de terroristes et tantôt d’interlocuteurs légitimes. Dès lors, je refuse d’essentialiser une organisation ou une personne car ça empêche tout dialogue ou tentative de sortir du conflit, de la guerre, et donc de la violence subie par les populations civiles.
Ce qualificatif de « terroristes », c’est aussi celui que certains dirigeants israéliens attribuent à tous les Palestiniens, en disant qu’ils sont tous des terroristes en puissance, y compris des enfants qui sont de « futurs terroristes ». Il y a aussi ce mythe, que vous décrivez dans votre livre, et qui pollue le débat, selon lesquelles les Arabes seraient pour ainsi dire ataviquement antisémites, méchants par nature…
C’est ce que défendent des ministres israéliens depuis longtemps. L’ancienne ministre de la Justice puis de l’Intérieur Ayelet Shaked, affirmait en substance qu’il fallait tuer les enfants car c’était des graines de terroristes… On est bien là dans le racisme biologique.
Ce faisant, est-ce qu’on ne dépolitise pas leur lutte en prétendant qu’ils s’attaqueraient aux Israélien·nes non pas parce qu’ils veulent un État, l’indépendance, plus de droits, mais parce qu’ils seraient par nature cruels, méchants, sanguinaires…
… et antisémites. Je me dispute parfois avec des amis au sujet du 7 octobre car ces derniers affirment qu’il s’agissait d’un « pogrom » c’est-à-dire un déchainement d’antisémitisme. Pour moi, l’attaque du 7 octobre n’est pas un pogrom. C’est un déchainement contre un État qui a instauré un blocus absolument inhumain du territoire gazaoui et poursuit une politique de colonisation en Cisjordanie. Alors, bien sûr, il y a eu des crimes de guerre commis par le Hamas, probablement même des crimes contre l’humanité. Mais ce n’est pas de l’antisémitisme. Dans toutes les luttes anticoloniales, des crimes épouvantables ont été commis. Et dire cela ne signifie pas qu’on cautionne la violence parce qu’il s’agit d’une lutte décoloniale mais simplement que l’histoire nous démontre qu’une lutte de décolonisation est toujours extrêmement violente.
Votre livre se termine sur des perspectives pour sortir de l’impasse, face à une sorte de statu quo, d’une éternelle répétition des évènements de cycles de violence. Est-ce qu’une des clés c’est de travailler sur des représentations, sur les mythes et préjugés ? Par exemple, cette idée que les Arabes seraient intrinsèquement et par nature antisémites ?
Oui, c’est primordial. Mais aussi sur le mythe d’un antisémitisme éternel ou sur celui d’une inimitié atavique entre Arabes et Juif·ves… Au sein des différentes pistes d’action que développe le mouvement de solidarité avec les Palestiniens comme celles du Droit, de la psychologie sociale ou de l’histoire, il y a aussi tout un travail idéologique et de conception d’un contre-discours que je trouve très important. Tant qu’on retrouvera dans les opinions publiques occidentales une attitude raciste qui considère que les Israélien·nes sont plus proches de nous que les Arabes, on n’arrivera pas à faire évoluer les politiques de nos dirigeants.
Je rappelle que l’UE pourrait peser de manière déterminante car elle est le premier partenaire commercial de l’État d’Israël. Si on mettait de vraies restrictions au commerce avec ce pays, ça ferait mal à leur économie. Or, je rappelle que c’est l’arme économique qui avait fonctionné dans le cas de l’Apartheid en Afrique du Sud. C’est seulement quand les capitalistes sud-africains se sont rendu compte que l’Apartheid n’était pas bon pour leurs affaires en raison des sanctions économiques qu’il suscitait qu’ils se sont mis à soutenir l’idée de son abolition. Apartheid est d’ailleurs une qualification qui peut aussi s’appliquer au régime que l’État d’Israël fait subir aux populations palestiniennes sur l’ensemble des territoires qui sont sous son contrôle. Son entrée dans le débat a été une véritable victoire idéologique pour le camp des défenseurs des droits des Palestiniens, et ce terme est aujourd’hui utilisé pour désigner le régime imposé par l’État israélien à l’ensemble des Palestiniens par de grandes ONG comme Amnesty International, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) ou encore Human Right Watch. Mais aussi dans des rapports officiels de l’ONU.
La bataille idéologique évolue, elle n’est pas gagnée partout, les opinions publiques évoluent rapidement. Dans une période très émotive comme celle que nous vivons, on observe aussi malheureusement des dérives antisémites dans le mouvement de solidarité, ou des simplifications tellement énormes qui font qu’on ne comprend plus rien. C’est pour ça qu’il faut que chercheur·euses et militant·es rapprochent tant que faire se peut les représentations des choses factuelles. C’est aussi l’objectif de mon livre.
En manif, des slogans sont scandés et recouvrent des projets parfois très différents. Le « Free Palestine » par exemple ne dit rien du territoire envisagé, de la configuration à un ou deux États. Faut-il être plus précis pour ne pas prêter le flanc à la critique ?
Il y a des slogans qui me dérangent comme « Israël, casse-toi, la Palestine n’est pas à toi ». Israël, c’est qui ? D’où doivent-ils partir ? C’est un slogan très ambigu que je n‘utilise pas. Par contre, « Liberté pour la Palestine, du fleuve à la mer » (« From the river to the sea, Palestine will be free ») ne me dérange pas car les Palestiniens ne sont pas libres où qu’ils soient sur le territoire. Mais ça prête tout de même le flanc à des critiques.
Vous décrivez méthodiquement dans votre livre tout le processus d’appropriation des maisons, des terres, de l’eau, le nettoyage ethnique commis par Israël… Mais est-ce qu’il y a eu aussi à l’œuvre un « nettoyage culturel » ? On sait par exemple que certains lieux culturels sont ciblés parce que lieux de culture ou de patrimoine (comme des centres culturels, des archives cinématographiques). Y a‑t-il une stratégie de la part des autorités israéliennes, pour détruire un ensemble de traces culturelles, mémorielles, ou patrimoniales qui montreraient l’existence du peuple palestinien ?
Même s‘il y a sûrement des destructions d’archives, il y a surtout une volonté de destruction de la mémoire, de ce qu’il y a dans la tête des gens, dans les représentations que les gens se font. Par exemple dès 1967, sur les cartes officielles israéliennes, on supprime la « ligne verte » c’est-à-dire la frontière de 1949. Le fait qu’on affiche dans les lieux publics, les écoles, à la télévision des cartes où il n’y a plus de séparation entre zones occupées comme la Cisjordanie et Jérusalem-Est et le territoire israélien fait partie d’un travail idéologique.
Le choix des mots n’est jamais neutre. Par exemple dire Israël ET la Palestine. Évidemment, c’est un mythe : Israël c’est la Palestine et la Palestine c’est Israël. C’est le même territoire ! Il s’appelle « Israël » pour les Juif·ves israélien·nes et « Palestine » pour les Palestiniens. Le problème n’est pas le partage du territoire, que l’un en veuille plus que l’autre. Mais c’est bien le fait de la volonté éradicatrice et expansionnistes des gouvernements israéliens successifs dès les origines et le gouvernement soi-disant de gauche de David Ben Gourion en 1949. Dans mon livre, je montre que les sionistes, dès 1919, revendiquent un territoire comprenant non seulement la Palestine mandataire, mais aussi des parties du Liban, de la Jordanie, de la Syrie et de l’Égypte. Le plateau du Golan a été pris à la Syrie, le Sud Liban a longtemps été occupé, le désert égyptien du Sinaï a été occupé durant 15 ans. En tous cas, cette idée qu’il s’agit d’un territoire unique (Palestine/Israël ou Israël/Palestine) est loin d’être acquise. Et ne pas voir cela, c’est fausser complètement sa perception de la situation du « conflit ».
Ce combat pour une paix juste entre Palestinien·nes et Israélien·nes, je le mène aussi parce que ça fait partie selon moi de la lutte contre l’antisémitisme. Je souhaite que des Juif·ves s’engagent en tant que Juif·ves sur cette question pour déconstruire l’idée qu’il s’agirait d’un conflit interreligieux ou interethnique. Non, il s’agit d’une question politique, qui doit donc trouver une solution politique se basant sur des bases éthiques comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Palestiniens et Israéliens : dire l'histoire, déconstruire mythes et préjugés ; Entrevoir demain
Michel Staszewski
Le Cerisier, 2023