Precy Numbi

Recycler la mémoire, réparer les regards

Photo : DR

For­mé aux Beaux-arts de Kin­sha­sa, Pré­cy Num­bi a très tôt choi­si de tra­vailler avec les rebuts du monde indus­triel : car­casses de voi­tures, com­po­sants élec­tro­niques, bidons, plaques de fer, déchets ména­gers… Ces maté­riaux, sou­vent per­çus comme sales ou inutiles, deviennent entre ses mains un « lan­gage ». Né au Congo en 1992 et ins­tal­lé en Bel­gique depuis 2019, Pré­cy Num­bi fait du recy­clage une méta­phore du monde post­co­lo­nial visant à récu­pé­rer ce que l’histoire a abî­mé et à trans­for­mer les restes de l’exploitation en matière de créa­tion. À tra­vers ses per­for­mances, ins­tal­la­tions et sculp­tures monu­men­tales, il inter­roge les rela­tions bel­go-congo­laises et les ima­gi­naires héri­tés de la colo­ni­sa­tion. Chez lui, l’art n’est pas un refuge : c’est un champ de bataille poé­tique où se réparent les mémoires.

Vivant entre Kin­sha­sa et Bruxelles, Pré­cy Num­bi s’impose comme une voix sin­gu­lière de cette géné­ra­tion d’artistes qui, entre recy­clage et mémoire, repensent les liens post­co­lo­niaux. Non pas en effa­çant le pas­sé, mais en le trans­for­mant pour lui redon­ner forme et souffle.

Dans son ate­lier bruxel­lois où nous le ren­con­trons, rien n’est neutre. Les objets bri­sés, les écrans aban­don­nés, les métaux arra­chés des télé­phones : tous portent la mémoire des usages de ces arte­facts. D’abord la manière dont ils ont été consom­més puis jetés. Ensuite les vio­lences de leur pro­duc­tion, à savoir l’extraction des mine­rais, l’exploitation dans les usines et la pol­lu­tion pro­vo­quée. Enfin, les cir­cu­la­tions glo­bales de ces mar­chan­dises, qui tra­versent le monde entre extrac­tion, fabri­ca­tion, consom­ma­tion et mise au rebut. « Ima­gine : tous ces objets autour de moi ont été aban­don­nés dans un chaos après usage. Cette carte élec­tro­nique par exemple (…), pen­dant ce temps, de jeunes Congo­lais perdent leur vie pour extraire le col­tan. » Et l’artiste pour­suit en pré­ci­sant sa démarche : « Je suis un artiste, per­for­meur, héri­tier d’un Congo mar­qué par la pré­da­tion colo­niale et les ravages éco­no­miques contem­po­rains. Ma pra­tique s’inscrit donc dans une double démarche : la déco­lo­ni­sa­tion du regard et la répa­ra­tion de l’imaginaire ». Et pour lui, tra­vailler, c’est déjà répa­rer : répa­rer l’objet, répa­rer le lien, répa­rer l’histoire.

Des matériaux pauvres pour une esthétique puissante

Ses créa­tions, à la croi­sée du recy­clage et de la sculp­ture monu­men­tale, sont peu­plées de figures hybrides : mi-humaines, mi-machines. Ces créa­tures, qu’il nomme par­fois « robots afri­cains », disent beau­coup du présent.

Le métal rouillé, les cir­cuits usés et les plas­tiques défor­més racontent une his­toire de dépla­ce­ment, de récu­pé­ra­tion, de sur­vie. Ils rap­pellent aus­si les chaînes invi­sibles qui relient encore aujourd’hui l’Afrique à l’Europe, dans une éco­no­mie mon­dia­li­sée héri­tière du colonialisme.

Les déchets élec­tro­niques, omni­pré­sents dans son tra­vail, deviennent dès lors autant un exu­toire per­son­nel qu’un moyen d’archiver les vio­lences contem­po­raines : « Faire ces œuvres, c’est déjà se libé­rer du poids du monde. Un monde où le Congo sert encore de réser­voir aux matières pre­mières qui ali­mentent les tech­no­lo­gies occidentales ». 

Le corps comme mémoire collective

Pré­cy Num­bi ne limite pas sa pra­tique aux gale­ries. Dans ses per­for­mances urbaines, dont la prin­ci­pale se nomme Kim­ba­lam­ba­la, il revêt son armure faite de maté­riaux métal­liques recy­clés et marche dans les rues euro­péennes. Il la porte dans la rue, au milieu des passant·es, comme un corps-monde char­gé du poids de l’histoire : « A l’époque actuelle, tous les poids sont por­tés dans mon cos­tume ». Poids de l’histoire colo­niale bien sûr, mais aus­si celui de la guerre au Congo, de la migra­tion, des vio­lences contem­po­raines qui sont autant de charges maté­rielles, émo­tion­nelles, spi­ri­tuelles et sym­bo­liques. Et Pré­cy rajoute : « Je les porte spi­ri­tuel­le­ment, dans l’imaginaire et dans la réa­li­té sociale. Ce sont tous ces poids qui m’ont ame­né à créer un cos­tume de 23 kilos que je porte depuis 2017 jusqu’à aujourd’hui. Je l’ai trans­por­té à tra­vers trois conti­nents main­te­nant. J’ai l’impression que je dois trans­mettre, mais je ne peux pas trans­mettre tous les poids que j’ai por­tés. » À tra­vers cette pré­sence étrange et puis­sante, il inter­roge le regard du public occi­den­tal : que voit-on quand un homme noir, cou­vert de fer­raille et de déchets, tra­verse l’espace euro­péen ? Un monstre ? Un sur­vi­vant ? Un messager ?

Cette ques­tion, il la pose sans mots, sous ses armures de métal et de déchets élec­tro­niques, par le simple dépla­ce­ment de son corps dans la ville, quand il devient un « robot sapiens » : « Quand je suis dans mon cos­tume, je ne suis ni noir, ni blanc, ni homme. C’est seule­ment lorsque les gens aper­çoivent une plaque de voi­ture avec le dra­peau du Congo qu’ils m’identifient comme congolais ».

Réparer les restes, faire parler la matière

L’artiste pré­cise d’emblée que « Le colo­nia­lisme a encore beau­coup de choses à répa­rer ». Et la répa­ra­tion, chez Pré­cy Num­bi, n’est pas une théo­rie. C’est un pro­ces­sus quo­ti­dien, intime, et poli­tique : « Dans mon tra­vail, je répare tous les jours. Même mon cos­tume porte toutes les répa­ra­tions. C’est là que mon œuvre commence. »

Pour lui, les objets pillés pen­dant la période colo­niale ne sont pas seule­ment déte­nus, ils sont aus­si enfer­més der­rière des vitrines, cou­pés de leurs fonc­tions vivantes et rituelles. « La plu­part des masques afri­cains ont la bouche et les yeux fer­més. Dans mon tra­vail, je dois tout rou­vrir. Je repro­duis les masques avec ces maté­riaux en ouvrant leurs yeux et leurs bouches. J’ai même troué expres­sé­ment les yeux de cer­tains masques que j’ai rame­nés avec moi ici ». Par ces gestes, l’artiste exprime le refus du silence impo­sé aux héri­tages afri­cains, et redonne souffle à ce qui a été figé dans les vitrines européennes.

Lorsque Pré­cy évoque la ques­tion de la res­ti­tu­tion, c’est pour viser un futur déco­lo­nial per­ma­nent. Mais pour lui, les objets sacrés dépor­tés de l’Afrique vers l’Occident ne sont qu’une par­tie du pro­blème. Il faut éga­le­ment res­ti­tuer les pra­tiques, les rituels, les fonc­tions sociales du masque, et sur­tout le vivant auquel l’Occident n’a pas accès. En effet, tout ce qui vit dans ces objets, que les Euro­péens exposent — bien qu’ils soient sacrés — leur res­te­ra inac­ces­sible au niveau spi­ri­tuel, sym­bo­lique et cultu­rel. Car ils ne peuvent ni les pos­sé­der légi­ti­me­ment ni les com­prendre plei­ne­ment. Son appel à la res­ti­tu­tion à tra­vers son art est donc bien plus qu’une seule exi­gence de retour d’objets. Elle doit dépas­ser la simple ques­tion maté­rielle pour abor­der le retour du vivant. « Moi, je suis déjà dans la res­ti­tu­tion, pré­cise-t-il. La res­ti­tu­tion de l’imaginaire, de la pen­sée colo­niale, du maté­riel, des trans­mis­sions. On ne peut pas me prendre ce que m’ont lais­sé mes ancêtres. Ces objets, moi je les porte en moi et les emporte par­tout où je vais ». 

Il donne aus­si l’exemple de l’usage tra­di­tion­nel du masque rituel, com­mu­nau­taire, spi­ri­tuel et sa trans­for­ma­tion en objet de consom­ma­tion pour Blanc·hes : « Les vrais masques étaient faits pour être por­tés dans les fêtes du vil­lage… après, on les jetait. Les Blancs les ramas­saient et en fai­saient des déco­ra­tions. On s’est alors dit qu’il fal­lait créer des masques pour les tou­ristes, des ‘’masques d’exotisme’’ ! ». Cette mar­chan­di­sa­tion modi­fie pro­fon­dé­ment le sens des objets sacrés, et c’est pré­ci­sé­ment ce que son tra­vail tente de ren­ver­ser en redon­nant aux objets leur digni­té d’usage, leur place dans le vivant, leur pou­voir social.

Entre mémoire coloniale et futur décolonial

Pré­cy Num­bi évoque dans son art la com­plexi­té des rela­tions bel­go-congo­laises mar­quées par l’histoire colo­niale et ses consé­quences per­sis­tantes. Le pas­sé colo­nial a lais­sé des traces pro­fondes dans les socié­tés, les men­ta­li­tés ain­si que les échanges éco­no­miques et cultu­rels. Pour l’artiste, les rap­ports post­co­lo­niaux ne se limitent pas à la poli­tique ou à l’économie, ils s’expriment aus­si dans les repré­sen­ta­tions, la mémoire col­lec­tive et les objets du quo­ti­dien : « Dans les musées, sur les monu­ments, dans les mots mêmes, la mémoire colo­niale per­siste, sans oublier les héri­tages invi­sibles du colo­nia­lisme. C’est pour­quoi je choi­sis de faire cir­cu­ler la mémoire et la sors des vitrines pour la rame­ner dans les rues, dans l’espace public, au contact des passant·es ».

L’art devient alors un outil à la fois cri­tique et pros­pec­tif que Pré­cy Num­bi uti­lise pour dénon­cer les injus­tices héri­tées de la colo­ni­sa­tion. Et inter­pel­ler sur les enjeux contem­po­rains de sur­con­som­ma­tion et d’exploitation des res­sources. Cepen­dant, ses œuvres ne se limitent pas à la cri­tique. Elles ouvrent un espace d’imagination dans lequel il est pos­sible de conce­voir un futur dif­fé­rent. Ain­si, chaque pièce devient un pont entre l’histoire, les prises de conscience et l’utopie pos­sible : « Que fai­sons-nous de ce pas­sé ? Allons-nous le recy­cler ou allons-nous le lais­ser rouiller dans nos consciences ? Parce que ce qu’il faut abso­lu­ment évi­ter, c’est la vic­ti­mi­sa­tion. On attend sou­vent beau­coup de la part de ceux qui nous ont tout pris alors qu’on a encore tant de choses en nous qu’on peut exploi­ter pour trans­for­mer nos souf­frances du pas­sé en un monde meilleur. Et c’est en créant avec ce que le monde rejette qu’on arrive à affir­mer que rien ni per­sonne n’est jamais à jeter ».

Un art miroir du néocolonialisme actuel

On l’a vu, l’histoire colo­niale belge tra­verse l’œuvre éco­fu­tu­riste de Pré­cy Num­bi. Celui-ci ne cherche pas à accu­ser, mais plu­tôt à expo­ser. Plus pré­ci­sé­ment, expo­ser ce que la Bel­gique a vou­lu oublier. Ses sculp­tures et per­for­mances sont des miroirs. Elles ren­voient à la fois au pas­sé de l’exploitation et à ses pro­lon­ge­ments contem­po­rains dans les cir­cuits éco­no­miques, les repré­sen­ta­tions et les mentalités.

À tra­vers la réuti­li­sa­tion de maté­riaux indus­triels, l’artiste dénonce la conti­nui­té colo­niale entre la logique extrac­ti­viste du Congo colo­nial et la mon­dia­li­sa­tion actuelle qui conti­nue de vider les sols du Congo des mine­rais néces­saires à la fabri­ca­tion de smart­phones, et ce, au prix du sang. Son œuvre aborde éga­le­ment un autre aspect de ce capi­ta­lisme néo­co­lo­nial qui détruit l’environnement : le fait que l’Occident se serve de l’Afrique comme d’une grande pou­belle. « Ce qu’on appelle ‘’recy­clage’’ aujourd’hui n’est pas si éloi­gné de l’exploitation d’hier », insiste-t-il. Car une fois usa­gés, ces mêmes objets fabri­qués grâce aux res­sources afri­caines sont ren­voyés sous forme de déchets toxiques vers les pays du Sud, où ils sont brû­lés, démon­tés ou enfouis au détri­ment des popu­la­tions locales.

Pour trai­ter de cette pro­blé­ma­tique, son geste artis­tique pro­cède alors d’un double mou­ve­ment : recy­cler pour ne pas effa­cer, et trans­for­mer pour mieux se souvenir.

En effet, com­ment par­ler du pas­sé colo­nial sans le répé­ter, sans l’enfermer dans les musées ou les manuels ? Pré­cy Num­bi répond à cette ques­tion à sa manière, en choi­sis­sant de trans­for­mer ce pas­sé au tra­vers de sculp­tures, per­for­mances et ins­tal­la­tions qui font sur­gir des formes nou­velles à par­tir des car­casses indus­trielles et du métal rouillé. Des formes à la fois humaines et inhu­maines, autant fra­giles que puis­santes et for­gées dans la matière abî­mée du monde. Et qui racontent autre­ment l’histoire du Congo et de la Bel­gique. Une his­toire tra­ver­sée par l’exploitation, l’oubli, mais aus­si par la résis­tance et la créa­ti­vi­té. Car en inter­ro­geant les traces maté­rielles et sym­bo­liques lais­sées par la colo­ni­sa­tion, Pré­cy Num­bi donne aus­si les manières de s’en libé­rer. Une éman­ci­pa­tion à réa­li­ser sans tar­der pré­cise-t-il : « Le futur déco­lo­nial, c’est main­te­nant. On ne peut pas attendre demain pour com­men­cer à répa­rer. »

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