Vivant entre Kinshasa et Bruxelles, Précy Numbi s’impose comme une voix singulière de cette génération d’artistes qui, entre recyclage et mémoire, repensent les liens postcoloniaux. Non pas en effaçant le passé, mais en le transformant pour lui redonner forme et souffle.
Dans son atelier bruxellois où nous le rencontrons, rien n’est neutre. Les objets brisés, les écrans abandonnés, les métaux arrachés des téléphones : tous portent la mémoire des usages de ces artefacts. D’abord la manière dont ils ont été consommés puis jetés. Ensuite les violences de leur production, à savoir l’extraction des minerais, l’exploitation dans les usines et la pollution provoquée. Enfin, les circulations globales de ces marchandises, qui traversent le monde entre extraction, fabrication, consommation et mise au rebut. « Imagine : tous ces objets autour de moi ont été abandonnés dans un chaos après usage. Cette carte électronique par exemple (…), pendant ce temps, de jeunes Congolais perdent leur vie pour extraire le coltan. » Et l’artiste poursuit en précisant sa démarche : « Je suis un artiste, performeur, héritier d’un Congo marqué par la prédation coloniale et les ravages économiques contemporains. Ma pratique s’inscrit donc dans une double démarche : la décolonisation du regard et la réparation de l’imaginaire ». Et pour lui, travailler, c’est déjà réparer : réparer l’objet, réparer le lien, réparer l’histoire.
Des matériaux pauvres pour une esthétique puissante
Ses créations, à la croisée du recyclage et de la sculpture monumentale, sont peuplées de figures hybrides : mi-humaines, mi-machines. Ces créatures, qu’il nomme parfois « robots africains », disent beaucoup du présent.
Le métal rouillé, les circuits usés et les plastiques déformés racontent une histoire de déplacement, de récupération, de survie. Ils rappellent aussi les chaînes invisibles qui relient encore aujourd’hui l’Afrique à l’Europe, dans une économie mondialisée héritière du colonialisme.
Les déchets électroniques, omniprésents dans son travail, deviennent dès lors autant un exutoire personnel qu’un moyen d’archiver les violences contemporaines : « Faire ces œuvres, c’est déjà se libérer du poids du monde. Un monde où le Congo sert encore de réservoir aux matières premières qui alimentent les technologies occidentales ».
Le corps comme mémoire collective
Précy Numbi ne limite pas sa pratique aux galeries. Dans ses performances urbaines, dont la principale se nomme Kimbalambala, il revêt son armure faite de matériaux métalliques recyclés et marche dans les rues européennes. Il la porte dans la rue, au milieu des passant·es, comme un corps-monde chargé du poids de l’histoire : « A l’époque actuelle, tous les poids sont portés dans mon costume ». Poids de l’histoire coloniale bien sûr, mais aussi celui de la guerre au Congo, de la migration, des violences contemporaines qui sont autant de charges matérielles, émotionnelles, spirituelles et symboliques. Et Précy rajoute : « Je les porte spirituellement, dans l’imaginaire et dans la réalité sociale. Ce sont tous ces poids qui m’ont amené à créer un costume de 23 kilos que je porte depuis 2017 jusqu’à aujourd’hui. Je l’ai transporté à travers trois continents maintenant. J’ai l’impression que je dois transmettre, mais je ne peux pas transmettre tous les poids que j’ai portés. » À travers cette présence étrange et puissante, il interroge le regard du public occidental : que voit-on quand un homme noir, couvert de ferraille et de déchets, traverse l’espace européen ? Un monstre ? Un survivant ? Un messager ?
Cette question, il la pose sans mots, sous ses armures de métal et de déchets électroniques, par le simple déplacement de son corps dans la ville, quand il devient un « robot sapiens » : « Quand je suis dans mon costume, je ne suis ni noir, ni blanc, ni homme. C’est seulement lorsque les gens aperçoivent une plaque de voiture avec le drapeau du Congo qu’ils m’identifient comme congolais ».
Réparer les restes, faire parler la matière
L’artiste précise d’emblée que « Le colonialisme a encore beaucoup de choses à réparer ». Et la réparation, chez Précy Numbi, n’est pas une théorie. C’est un processus quotidien, intime, et politique : « Dans mon travail, je répare tous les jours. Même mon costume porte toutes les réparations. C’est là que mon œuvre commence. »
Pour lui, les objets pillés pendant la période coloniale ne sont pas seulement détenus, ils sont aussi enfermés derrière des vitrines, coupés de leurs fonctions vivantes et rituelles. « La plupart des masques africains ont la bouche et les yeux fermés. Dans mon travail, je dois tout rouvrir. Je reproduis les masques avec ces matériaux en ouvrant leurs yeux et leurs bouches. J’ai même troué expressément les yeux de certains masques que j’ai ramenés avec moi ici ». Par ces gestes, l’artiste exprime le refus du silence imposé aux héritages africains, et redonne souffle à ce qui a été figé dans les vitrines européennes.
Lorsque Précy évoque la question de la restitution, c’est pour viser un futur décolonial permanent. Mais pour lui, les objets sacrés déportés de l’Afrique vers l’Occident ne sont qu’une partie du problème. Il faut également restituer les pratiques, les rituels, les fonctions sociales du masque, et surtout le vivant auquel l’Occident n’a pas accès. En effet, tout ce qui vit dans ces objets, que les Européens exposent — bien qu’ils soient sacrés — leur restera inaccessible au niveau spirituel, symbolique et culturel. Car ils ne peuvent ni les posséder légitimement ni les comprendre pleinement. Son appel à la restitution à travers son art est donc bien plus qu’une seule exigence de retour d’objets. Elle doit dépasser la simple question matérielle pour aborder le retour du vivant. « Moi, je suis déjà dans la restitution, précise-t-il. La restitution de l’imaginaire, de la pensée coloniale, du matériel, des transmissions. On ne peut pas me prendre ce que m’ont laissé mes ancêtres. Ces objets, moi je les porte en moi et les emporte partout où je vais ».
Il donne aussi l’exemple de l’usage traditionnel du masque rituel, communautaire, spirituel et sa transformation en objet de consommation pour Blanc·hes : « Les vrais masques étaient faits pour être portés dans les fêtes du village… après, on les jetait. Les Blancs les ramassaient et en faisaient des décorations. On s’est alors dit qu’il fallait créer des masques pour les touristes, des ‘’masques d’exotisme’’ ! ». Cette marchandisation modifie profondément le sens des objets sacrés, et c’est précisément ce que son travail tente de renverser en redonnant aux objets leur dignité d’usage, leur place dans le vivant, leur pouvoir social.
Entre mémoire coloniale et futur décolonial
Précy Numbi évoque dans son art la complexité des relations belgo-congolaises marquées par l’histoire coloniale et ses conséquences persistantes. Le passé colonial a laissé des traces profondes dans les sociétés, les mentalités ainsi que les échanges économiques et culturels. Pour l’artiste, les rapports postcoloniaux ne se limitent pas à la politique ou à l’économie, ils s’expriment aussi dans les représentations, la mémoire collective et les objets du quotidien : « Dans les musées, sur les monuments, dans les mots mêmes, la mémoire coloniale persiste, sans oublier les héritages invisibles du colonialisme. C’est pourquoi je choisis de faire circuler la mémoire et la sors des vitrines pour la ramener dans les rues, dans l’espace public, au contact des passant·es ».
L’art devient alors un outil à la fois critique et prospectif que Précy Numbi utilise pour dénoncer les injustices héritées de la colonisation. Et interpeller sur les enjeux contemporains de surconsommation et d’exploitation des ressources. Cependant, ses œuvres ne se limitent pas à la critique. Elles ouvrent un espace d’imagination dans lequel il est possible de concevoir un futur différent. Ainsi, chaque pièce devient un pont entre l’histoire, les prises de conscience et l’utopie possible : « Que faisons-nous de ce passé ? Allons-nous le recycler ou allons-nous le laisser rouiller dans nos consciences ? Parce que ce qu’il faut absolument éviter, c’est la victimisation. On attend souvent beaucoup de la part de ceux qui nous ont tout pris alors qu’on a encore tant de choses en nous qu’on peut exploiter pour transformer nos souffrances du passé en un monde meilleur. Et c’est en créant avec ce que le monde rejette qu’on arrive à affirmer que rien ni personne n’est jamais à jeter ».
Un art miroir du néocolonialisme actuel
On l’a vu, l’histoire coloniale belge traverse l’œuvre écofuturiste de Précy Numbi. Celui-ci ne cherche pas à accuser, mais plutôt à exposer. Plus précisément, exposer ce que la Belgique a voulu oublier. Ses sculptures et performances sont des miroirs. Elles renvoient à la fois au passé de l’exploitation et à ses prolongements contemporains dans les circuits économiques, les représentations et les mentalités.
À travers la réutilisation de matériaux industriels, l’artiste dénonce la continuité coloniale entre la logique extractiviste du Congo colonial et la mondialisation actuelle qui continue de vider les sols du Congo des minerais nécessaires à la fabrication de smartphones, et ce, au prix du sang. Son œuvre aborde également un autre aspect de ce capitalisme néocolonial qui détruit l’environnement : le fait que l’Occident se serve de l’Afrique comme d’une grande poubelle. « Ce qu’on appelle ‘’recyclage’’ aujourd’hui n’est pas si éloigné de l’exploitation d’hier », insiste-t-il. Car une fois usagés, ces mêmes objets fabriqués grâce aux ressources africaines sont renvoyés sous forme de déchets toxiques vers les pays du Sud, où ils sont brûlés, démontés ou enfouis au détriment des populations locales.
Pour traiter de cette problématique, son geste artistique procède alors d’un double mouvement : recycler pour ne pas effacer, et transformer pour mieux se souvenir.
En effet, comment parler du passé colonial sans le répéter, sans l’enfermer dans les musées ou les manuels ? Précy Numbi répond à cette question à sa manière, en choisissant de transformer ce passé au travers de sculptures, performances et installations qui font surgir des formes nouvelles à partir des carcasses industrielles et du métal rouillé. Des formes à la fois humaines et inhumaines, autant fragiles que puissantes et forgées dans la matière abîmée du monde. Et qui racontent autrement l’histoire du Congo et de la Belgique. Une histoire traversée par l’exploitation, l’oubli, mais aussi par la résistance et la créativité. Car en interrogeant les traces matérielles et symboliques laissées par la colonisation, Précy Numbi donne aussi les manières de s’en libérer. Une émancipation à réaliser sans tarder précise-t-il : « Le futur décolonial, c’est maintenant. On ne peut pas attendre demain pour commencer à réparer. »
